MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

lundi 27 février 2012

P. 121. A la mémoire de Mireille Colet-Doé

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Pierre de la mémoire, inaugurée le 16 juillet 2005 face au site du Camp pour juifs des Mazures, Ardennes de France (Ph. JEA/DR).

Cette Pierre répond à Soazig Aaron qui, dans "Le non de Klara" (1), écrit :
- "Les images, il faut les convoquer. Ici, rien ne rappelle sauf ... sauf les cauchemars..."
Et quels cauchemars résumés en quelques mots au relief douloureux :

Plaque apposée sur la Pierre de la mémoire aux Mazures

.............................Ici se dressa de juillet 1942 à janvier 1944
......................................le « Judenlager » des Mazures
...............................antichambre de la mort avant Auschwitz

..........................Près de 300 déportés juifs d'Anvers ( Belgique)
...............................furent mis au travail forcé dans ce camp

............................
237 sont morts ensuite à Auschwitz-Birkenau
..........................Bergen-Belsen Buchenwald Dachau Flossenbürg
...............................Mauthausen Natzwiller Teresienstadt
........................................27 survécurent aux camps
............................2 furent fusillés en Belgique après évasion
........................................22 réussirent leur évasion

.......................« Visiteur, observe les vestiges de ce camp et médite
........................
de quelque pays que tu sois, tu n'es pas un étranger.
..............................
Fais que ton voyage ne soit pas inutile,
..............................
que notre mort n'ait pas été inutile... »
............................................................................................Primo LEVI

Six années de recherches furent nécessaires, de 2002 à 2008 pour retrouver les identités de tous les déportés des Mazures. Puis leur destin individuel. En précisant autant que possible sur base d'archives en majorité originale et des derniers témoignages, les conditions d'internement et de mise au travail forcé de ces Anversois dans la "zone militaire interdite" des Ardennes (2). Ce travail de mémoire s'inscrivait dans un contexte donnant le vertige : un camp racial resta "oublié" soixante ans alors qu'il représentait un cas unique en Champagne-Ardenne et dans le contexte de la déportation depuis la Belgique de juifs vers cette zone de la France occupée.

Si par hasard ou par nécessité, vos pas vous conduisaient devant l'actuel terrain de football des Mazures et que vous ayez emporté "Les Angles morts", roman d'Alain Fleischer (3), n'hésitez pas à l'ouvrir à la page 75 :
- "Nous faisons partie de ceux qui ont continué d'exister après la destruction. De ce monde irrémédiablement perdu, chacun de nous garde des souvenirs et chacun de nous est là avec autour de soi un monde qui s'est absenté. De ce monde, nous sommes les derniers dépositaires, les derniers héritiers."
Les souvenirs qui appartiennent à ce coin de terre enfoncé dans une forêt aussitôt touffue, bordé à droite par la route de Revin et surplombant le village se creusant jusqu'à son ancienne "Place des Juifs" (4), ces souvenirs sont imprégnés des couleurs et des douleurs d'un Judenlager qui griffa ce paysage avec ses barbelés et ce, de 1942 à 1944.

Prononçant le discours d'inauguration de la Pierre, Yaël Reicher, présidente de l'Association pour la Mémoire du Judenlager des Mazures et fille de rescapé, salua à juste titre la mémoire d'Ardennais qui enrayèrent la mécanique impitoyable de la Shoah :

- "Malgré les petits moyens dont ils disposaient, ces résistants de la région ardennaise ont réussi, au péril de leur propre vie et de celles de leurs familles, à déjouer les plans d’extermination et à vaincre les projets antisémites de la machine de guerre nazie. Ils n’ont jamais cessé de croire en une cause juste. Leur courage et leur intégrité évoquent pour moi, en tant qu’enfant d’un survivant des Mazures, des sentiments intenses d’humble admiration.
Emile Fontaine, magnifique personnage (5). Capitaine FFI, connu sous le nom de guerre Tanguy, grande âme courageuse de la résistance ardennaise et personnage juste qui a sauvé des dizaines de vies, dont la vie de mon père, Emile Fontaine a été abattu lâchement par des assassins de la Gestapo, Emile Fontaine était entouré d’un réseau de gens remarquables, parmi eux je veux citer Madame Mireille Colet-Doé, Madame Marie Arnould-Jacques, Mr et Mme Léon Devingt, Mr et Mme Gaston Doé, Mme Marguerite Henon."

Hélas, Mireille Colet-Doé vient de s'éteindre. A lire les souvenirs qu'elle nous laisse, vous comprendrez que tout oubli soit inconcevable !


Le sourire de Mireille Colet-Doé, Les Mazures, août 2002 (Ph. JEA/DR).

Des Ardennais devenus des "boches du Nord"...

Mireille Colet-Doé naquit aux Mazures, le 26 juin 1914. Sous le signe d'une France entamant déjà sa seconde guerre contre les Allemands. Sa toute petite enfance se déroulera donc dans une région occupée et dont les vaincus ne se retireront en 1918 qu'après un pillage économique et des destructions systématiques.
La vocation de cette Ardennaise, sera précoce et s'affermira au fil des ans. Mireille rêve de travailler avec et pour les enfants. Afin de concrétiser ses aspirations, elle veut décrocher son diplôme d'institutrice. Et quand Mireille veut... Après l'Ecole Normale à Charleville, la voici qui entame ses premiers cours par des remplacements et autres affectations provisoires. Sa première année scolaire stable sera celle de 1938-1939, aux Vieilles Forges.
1938 représente donc une année mémorable pour elle, d'autant qu'elle se marie le 28 août avec Arthur Colet, de nationalité belge.
Puis, en 1939, l'institutrice est nommée aux Mazures. Elle va pouvoir laisser s'épanouir et s'approfondir ses qualités pédagogiques dans son village natal.

Hélas, l'Europe replonge dans le nihilisme. Le Nazisme a non seulement fourbi les armes de la revanche sur 14-18 mais va imposer son idéologie profondément antidémocratique, colonialiste et raciste.
Dès le 10 mai 1940, les Mazures sont traversées par des colonnes de Belges prenant les chemins de l'exode.
Le 12 mai avant que la cloche ne sonne le début des cours, des avions allemands survolent à basse altitude le village. L'école est fermée en toute urgence. L'institutrice explique aux gosses que ces avions peuvent les bombarder et que rester en classe pourrait se traduire par une hécatombe.
Le gouvernement de la IIIe République avait fixé un plan d'évacuation des Ardennais pour leur éviter les affres d'une occupation telle que celle subie moins de trente années plus tôt. Le 13 mai, la famille Doé part vers la Vendée où se replie la préfecture des Ardennes. La jeune institutrice se retrouve à La Tranche-sur-Mer et se présente aussitôt au directeur de l'école. De l'accueil reçu, ou plutôt des affronts subis, elle gardera un souvenir aussi vivace que blessant :
- "On nous appelait les Boches du Nord... Alors que je veux reprendre des fonctions d'institutrice, le directeur me demande si je viens prendre des vacances au bord de l'océan ? Heureusement, à La Tranche, les gens simples comprennent que nous avons été obligés de tout abandonner derrière nous et que nous sommes en état de détresse..." (6)
Et l'époux de Mireille ? Arthur Colet a été mobilisé sous l'uniforme de l'armée belge. De la campagne de dix-huit jours face aux envahisseurs allemands, il ne connut qu'une longue retraite sans combat. Le roi Léopold III se rend alors contre l'avis de son gouvernement qui s'exile à Londres. Arthur rejoint les colonnes de prisonniers de guerre pour se retrouver derrière les barbelés du Stalag 2C en Poméranie. Désormais, il sera le matricule 34 609.

En mai 1941, le père de Mireille n'en peut plus de rester bloqué loin des Ardennes. Il décide que la famille va prendre la route inverse. Mais l'une des conséquences de l'occupation se traduit par une ligne de démarcation le long de l'Aisne. Les Mazures figurent dorénavant en "zone militaire interdite". Les Ardennais ne peuvent plus rentrer chez eux... Au volant de sa voiture, le père finit néanmoins par pouvoir traverser l'Aisne à Vouziers et ce, malgré les contrôles allemands. Son bébé dans les bras, Mireille est repoussée. Il lui faudra attendre un changement de garde pour qu'une seconde tentative aboutisse. Elle retrouve ses terres ardennaises.
Son constat : "On est revenu en fraude. Nous étions indésirables."

Les Mazures ont triste allure. L'ancienne institutrice en chef, atteinte par la limite d'âge, confie sa charge à Mireille. Dans sa classe se rassemblent une trentaine de gosses entre quatre et sept ans, non seulement des enfants du village mais aussi des petits citadins écartés des villes où l'on craint les bombardements aveugles.
A la Pentecôte 1942, Arthur est rapatrié en Belgique par train sanitaire s'arrêtant à Anvers. Des bords de l'Escaut, il est transporté dans sa famille qui habite à Lesve (province de Namur). Reste à organiser son retour auprès de son épouse aux Mazures. Les petits chemins par les forêts qui ignorent les frontières, se prêtent à cette dernière étape clandestine.
Anvers vient d'apparaître pour la première fois dans la vie de Mireille, comme une prémonition de la suite...


Déportés du Judenlager des Mazures, photo prise à l'été 1943 devant l'un des baraquements du Camp (Arch. JEA/DR).

Mireille Colet : "C'était tellement hallucinant...."

Le 18 juillet 1942, les Mazures entrent dans l'histoire de la Shoah. 288 juifs d'Anvers y sont déportés pour y construire leur propre camp en bordure de forêt. L'Organisation Todt (7) a obtenu du Haut commandement militaire allemand de Bruxelles des travailleurs forcés pour la fabrication de charbon de bois destiné aux gazogènes indispensables à l'effort de guerre du IIIe Reich.
L'institutrice : "Des maisons, dont l’ancien prieuré, sont réquisitionnées par les Allemands. Les officiers se réservent l’Hôtel St-Hubert. Aux premiers contacts, ces occupants n’avaient pas l’air « terribles ».
Nous, aux Mazures, nous ignorions ce qui se préparait mais comment ne pas remarquer le transport sur place de grillages et de matériels divers. Des barbelés sont dressés en bordure de la route de Revin, empêchant de voir en profondeur. Vite, nous comprenons que ce nouveau Camp doit rester secret."

Automne 1942. Un samedi soir. On frappe à la porte des époux Colet, rue Martin Marche. Mireille vient ouvrir et à son plus grand déplaisir se trouve face à un habitant du village qui traîne derrière lui la réputation de "fricoter" avec les Allemands. Lequel est accompagné d'une inconnue âgée entre vingt-cinq et trente ans.
Le collabo : " Voici une Dame dont le mari est au Camp. Elle vient d'Anvers et voudrait le voir..."
L'institutrice : "Ça m'ennuie beaucoup, mais je ne vois pas du tout comment je lui viendrais en aide. Et personnellement, je ne connais personne qui puisse le faire. Désolée..."
Voyant le visage de la jeune femme envahi par le désespoir, Mireille invite néanmoins celle-ci à entrer, tout en laissant à la rue le personnage louche : "Vous n'allez pas rester dehors à la nuit, si loin de chez vous."
Lorsqu'elles se retrouvent seules, à l'abri d'oreilles indiscrètes, la Mazuroise explique sans autres précautions comment le "fricoteur" ne cesse de rendre régulièrement des "services" aux Allemands et ne mérite pas un gramme de confiance. Par contre, le courant passe vite entre ces femmes qui découvrent partager la même passion : l'enseignement. Toutes deux sont institutrices et portées par des idéaux communs. Mireille : "Je m'en sens très proche. Elle est petite, un peu effacée, pour tout dire : timide. On ne se trompe pas quand on la devine avec une éducation de qualité " !
L'autre institutrice, Mme Casserès, vient d'Anvers et bien que Néerlandophone, parle aussi le Français. Elle se confie. Son mari a été ramassé par les Allemands à Anvers. Depuis, la vie est devenue très difficile dans la métropole, notamment à cause des problèmes de ravitaillement. Mais jamais la visiteuse du soir n'évoque l'antisémitisme. Pas une fois elle ne prononce le mot "juif" et Mireille adopte le même silence.
Mme Casserès est aux Mazures car elle a décidé de voir où a été déporté son époux. Et même, si possible, elle souhaiterait tellement ne serait-ce que le voir !

Ici une brève parenthèse. Mme Casserès a donc pris le train d'Anvers à Bruxelles. Elle change de gare dans la capitale. Puis monte dans un autre train jusqu'à Revin (passage de la frontière à Givet), localité mosane. Enfin à pied sans doute, montée sur plusieurs km jusqu'aux Mazures. En pleine "zone militaire interdite" et donc totalement fermée à toute personne juive (obligatoirement stigmatisée par l'étoile). On imagine le nombre de contrôles entre Anvers et les Ardennes de France.
Malgré quoi, Mme Casserès, portée par son amour, arrive un soir, dans l'inconnu, sans logement prévu (le seul petit hôtel des Mazures est réservé aux occupants), sans possibilité de retour le soir-même.

Mireille Doé évoque alors son frère, Gaston, un coquetier qui monte parfois au Camp à la demande des Allemands. Elle sait que Gaston, malgré les interdictions formelles, a des contacts avec des déportés. Mais sans plus. Car à l'intérieur même des familles, régnait une certaine loi du silence.
L'institutrice : "On ne parlait pas trop. Les Allemands avaient des moyens pour faire parler. Alors, il était préférable d'en savoir le moins possible. C'était par sagesse".
Mis au courant, Gaston réagit aussitôt. Et revient dans la nuit avec une proposition concrète : que Mme Casserès se rende le lendemain tôt matin le long du grillage du Camp, côté route de Revin.

Dimanche matin, deux silhouettes de femmes se glissent dans le petit brouillard. Mireille Colet-Doé et Mme Casserès. Elles montent la côte assez raide partant du village pour aller vers la Meuse. Au sommet, à gauche, une extrémité du camp (sans miradors mais avec des barbelés de deux mètres de haut et un fossé). Derrière la clôture, un homme vêtu de sombre. Il appelle : "Casserès, kom..."

L'Anversoise se faufile dans les brumes. Mireille revient sur ses pas. Soixante années plus tard, son émotion est restée intensément intacte : "C'était tellement hallucinant. Cette petite femme devant un Camp. J'éprouvais plein de sympathie pour elle. Mon mari venait de revenir du stalag. Ce n'était pas le bonheur. Il y avait connu les paillasses à vermine. Il en était revenu gravement malade. Et ces hommes-là ? Ceux du Camp ! Qu'allait-on en faire ? Quel sort les attendait-il ? On parlait de Silésie..."


 
L'institutrice, août 2002 (Ph. JEA/DR).

"C'étaient des juifs, et alors ?"

Madame Casserès reviendra dans l'après-midi et recevra l'hospitalité pour une seconde nuit. Le temps pour elle de confier le témoignage reçu de son époux :
- "Les déportés subissent des brimades, des punitions et même sont plongés dans un sadisme ambiant. Lorsqu’un détenu n’a pas respecté à la lettre le règlement, on les réveille tous à minuit. Les juifs sont rassemblés. Ils sont obligés de monter sur un tas de sable forcément instable. Avec des quarts remplis d’eau à ras bord. Gare aux maladroits !!!
Les internés se vengent parfois à leur manière. A la saison, les Allemands qui les font travailler dans les bois, les obligent à cueillir les myrtilles dans de grands seaux. Avec interdiction formelle aux juifs de se nourrir au passage. Les traces laissées inévitablement autour de la bouche par ces baies à la coloration têtue, les auraient dénoncés. Alors, faute de pouvoir en manger, les détenus « pissaient » allègrement dans les seaux...
Une évasion réussie est évoquée (8). Dix déportés sont choisis par les Allemands pour une punition exemplaire et sont réunis face à leur compagnons. Un marchandage leur est soumis. Un seul d’entre eux dit ce qu’il sait et il n’y aura pas d’exécution capitale. Sinon... Silence total dans les rangs. En conséquence, il est annoncé qu'un otage va tomber devant un peloton d'exécution. Aussitôt, dix volontaires lèvent la main !
Les Allemands sont médusés. Personne ne sera abattu mais ces dix camarades solidaires seront maltraités par la suite, question pour l’occupant de ne pas perdre ni la main ni la face... (9)"

Mme Casserès retourne à Anvers. Le 5 janvier 1944, Abraham, son mari, s'évade avec neuf de ses camarades à Sault-les-Rethel du convoi Charleville-Drancy les conduisant vers la mort. Il est pris en charge par le groupe d'un résistant ardennais, Emile Fontaine qui l'évacue vers Anvers. En effet, Abraham est persuadé que les nazis et leurs collabos le chercheront partout sauf... chez lui. Son épouse continue à donner ses cours tandis que le mari reste caché au domicile conjugal, appliquant un silence total.

Ce n'est qu'en 1955 ou en 1956 que Mireille Colet-Doé entend frapper à sa porte lors de congés scolaires. 1942 est soudain de retour ! Un silence. Depuis le pas de la porte, un couple lui sourit.
Mireille est autant surprise qu’heureuse. Et dans son for intérieur, cette évidence : "Ainsi, il a réchappé. Je vois cet homme devant moi et je le croyais mort..."
Elle découvre que "Casserès" n’est pas un prénom mais bien le nom de famille du rescapé. Son épouse, quant à elle, est née Joanna Speeck.
Profitant des vacances, le couple est descendu jusqu’à Nice. Mais sur ce balcon de la Méditerranée, se prélassent également des Allemands. Mme Casserès se montre indulgente et pense qu’une réconciliation n’est pas de l’ordre de l’impossible. Mais pour Abraham, il n’y a ni oubli ni pardon.
Le couple quitte donc le Sud et retrouve finalement les routes ardennaises. Il plante sa tente au beau milieu du site qui fut celui du Camp des Mazures. Les baraquements ont totalement disparu. Mais l’espace défriché rappelle le passé récent.
Après une nuit passée en bordure de forêt, le couple Casseres revient donc chez Mireille...
Tous deux lui remettent un 45 t enregistré sous le titre : "The years you’ve given me" (10). En effet, Abraham a abandonné son métier de dentiste pour se lancer dans des créations artistiques. D’où cette chanson accompagnée par l’orchestre de S. Railey et publiée chez "Encore Records".
Sur le disque, d’une écriture très ronde, cette dédicace à Mireille : "Amitiés".

Dernière parenthèse pour rappeler que la moindre aide apportée à des juifs en ces périodes de persécution, entraînait la peine de mort alors que tout au contraire, leur dénonciation était largement encouragée et récompensée. Mireille (11) n'a pas hésité : "C’étaient des juifs, et alors ? Ici, aux Mazures, il n’y avait pas de place pour des histoires de races, de religions... Nous n’étions pas racistes !"


16 Juillet 2005, salle des fêtes de la Commune. Présidente de l'Association pour la mémoire du Judenlager des Mazures, Yaël Reicher remet un Parchemin de la reconnaissance à Mireille Colet-Doé (Ph. Marie-France Barbe/DR).

NOTES :

(1) Soazig Aaron, Le non de Klara, M. Nadeau, 2002, 180 p.
Présentation de l'Editeur :
- "Ce récit se présente sous la forme d'un journal, celui d'Angélika, l'amie et belle-sœur de Klara qui revient d'Auschwitz à Paris après une déambulation à travers l'Europe en août 1945. Le journal s'organise autour de la parole de Klara qui, jour après jour, pendant un mois, dévoile ce qu'elle a vécu. Pas de lamentations, mais elle dit froidement, avec force et violence, sa stupeur et sa colère permanente, son incapacité à accepter les codes de la vie redevenue normale. Elle refuse de revoir sa fille de trois ans et partira, au bout d'un mois, en Amérique. Il existe peu de récits sur le retour des déportés et leur difficile réadaptation à la vie quotidienne."

(2) Immédiatement après l'invasion allemande, cette zone se trouve délimitée par une "ligne Hitler", qualifiée aussi de "ligne noire". Pour les Ardennes, celle-ci suit les méandres de l'Aisne.
Les Ardennais partis en exode se voient interdire le franchissement de cette ligne.
Parallèlement, les forces d'occupation constatent forcément des fermes et des terres à l'abandon. En conséquence, il est procédé à l'implantation de civils allemands ayant à leur service des travailleurs juifs (de la région parisienne). 110.000 hectares seront touchés par cette réelle colonisation agricole.

(3) Alain Fleischer, Les Angles morts, Seuil, 2003, 409 p.
4e de couverture :
- "Pour célébrer le trentième anniversaire de leur baccalauréat - promotion de 1943 -, des Hongrois, depuis lors dispersés à travers le monde, se retrouvent à Budapest. En dépit du temps passé, de la séparation et des calamités de l'Histoire, les affinités électives jouent à nouveau. Un quatuor d'anciens amis se reconstitue, auquel manque pourtant l'un des frères jumeaux Wildenstein, que représente sa fille, la jeune Gabriela, amenée là par l'autre frère, son oncle. Les quatre personnages - trois hommes mûrs, dont le narrateur Mor Steinberg, et la jeune fille - prolongent la fête des retrouvailles par un voyage dans la puszta hongroise, sous la conduite de celui d'entre eux qui est resté au pays: Jakub. La ferme perdue, où ils vont passer quelques jours et quelques nuits au coeur de l'été, est comme une porte qui s'ouvre sur la continuité des steppes, jusqu'à des espaces qui contiennent certains replis du temps. Peut-être est-ce là que, chaque jour, la jeune Gabriela disparaît pour ne réapparaître qu'à la nuit, et entraîner le narrateur, qui fut l'amoureux malchanceux de sa mère, dans une initiation réclamée à l'homme mûr, à qui elle offre ainsi cette revanche du destin. Mais la grande plaine de l'Europe centrale est aussi le lieu d'autres phénomènes, où nos voyageurs sont les témoins d'une résistance de l'ancien monde à sa propre disparition. Ce roman, qui se joue des époques, projette sur les lieux du désastre des ombres où ce qui fut détruit trouve une étrange lumière pour réapparaître."

(4) Après la libération, aux Mazures, la "place des Juifs" fut rebaptisée : "place Charles-de-Gaulle"... Tout comme le site du Camp fut "recyclé" en terrain de football.

(5) Conséquence des recherches menés sur l'histoire de ce Judenlager des Mazures, une cérémonie de reconnaissance de trois Justes parmi les Nations se déroula le 3 décembre 2007 à Paris. Ainsi était officiellement reconnu le sauvetage d'évadés du Camp par Emile Fontaine ainsi qu'Annette et Camille Pierron.
Lire : Revue Historique Ardennaise, Exode, Résistance, Déportation en 1940-1945 : des témoignages inédits, JEA, Trois Justes dans l'histoire du Judenlager des Mazures, Tome XL, Année 2008.

(6) Témoignage recueilli aux Mazures les 6 août 2002 et 20 octobre 2003.

(7) Organisation chargée de l'infrastructure, de la défense et de la production industrielle du IIIe Reich. Se spécialisa dans l'exploitation des territoires occupés.

(8) Attestée par un Rapport de Gendarmerie, cette évasion date du 13 septembre 1942 (Archives départementales des Ardennes, IW33).

(9) Un rescapé, Vital Lieberman, dans un "Rapport : Camp des Mazures" remis aux autorités belges en 1970, décrit précisément les mauvais traitements évoqués ici (Service des victimes de la guerre, Bruxelles).

(10) Mes remerciements répétés à François Lorent. Archiviste de la ville de Revin, il fut le premier professionnel français à ne pas classer verticalement mes appels à références sur les Mazures. Beau-fils de Mireille Colet-Doé, il prépara l'écoute de celle-ci, un témoignage qui prouva combien étaient peu crédibles les bruits répétés selon lesquels le Judenlager n'était jamais qu'un camp "douteux". Lors de nos échanges, François Lorent me remit notamment une copie de cet enregistrement d'un Casserès devenu compositeur et chanteur crooner.

Que Marlène Lorent-Colet et Français Lorent trouvent ici l'expression de ma sympathie la plus respectueuse.

(11) La figure de Mireille Colet-Dohé est évoquée dans les travaux suivants :
- Revue Historique Ardennaise, Tome XXXVI, Années 2003-2004, JEA, Le Judenlager des Mazures : juillet 1942-janvier 1944, 325 p.
- TSAFON, Revue d'études juives du Nord, N°46 automne 2003 - hiver 2004, JEA, Les Mazures, un camp de juifs en Ardennes françaises, 219 p.
- TSAFON, Revue d'études juives du Nord, n°3 hors-série - octobre 2007, JEA, Mémorial des déportés du Judenlager des Mazures, 155 p.


Ombres de parents et de descendants de déportés sur le site du Judenlager des Mazures (Ph. JEA/DR).

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jeudi 23 février 2012

P. 120. Un matin sans la plus petite fenêtre...

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A quand le retour à la lumière naturelle ? (Ph. JEA/DR).

 

un matin
sans la plus petite fenêtre
... à l’horizontale
sur une table artificielle
et sous les ampoules métalliques...
le valétudinaire amer
étendu de tout son large

dans un théâtre

aux rideaux et aux miroirs
de neige mélancolique
des acteurs costumés en facteurs
collectionnent les pertes
de mémoire et les plumes
de corbeaux albinos

les arbres se sont débranchés

et ne répondent plus
le chemin s’est arrêté
sur une aire de rien
quel écho jettera-t-il la pierre
aux ombres nouvelles
qui goudronneront le paysage ?

le suivant ira plus loin

mais n’en reviendra pas
le dernier oubliera
jusqu'au visage du premier
et le silence d'un survivant
restera infiniment
déchiré par les tourments



Lieux et banlieues de mémoire (Ph. JEA/DR).

Autres poèmes éparpillés dans ce blog ? Cliquer : ICI.

lundi 20 février 2012

P. 119. "Une bouteille à la mer", le film

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Site du film ? Cliquer : ICI.

Synopsis :


- "Tal est une jeune française installée à Jérusalem avec sa famille. A dix-sept ans, elle a l’âge des premières fois : premier amour, première cigarette, premier piercing. Et premier attentat, aussi. Après l’explosion d’un kamikaze dans un café de son quartier, elle écrit une lettre à un Palestinien imaginaire où elle exprime ses interrogations et son refus d’admettre que seule la haine peut régner entre les deux peuples. Elle glisse la lettre dans une bouteille qu’elle confie à son frère pour qu’il la jette à la mer, près de Gaza, où il fait son service militaire. Quelques semaines plus tard, Tal reçoit une réponse d’un mystérieux «Gazaman»."

Prix du Meilleur Film au Festival de Saint Jean de Luz (Festival des jeunes réalisateurs)
Grand Prix au Festival de la Page à l’image du Croisic (Prix de la meilleure adaptation littéraire)
Mention spéciale du jury au Festival de Rouyn Noranda (Canada)
Prix d’interprétation masculine pour Mahmoud Shalaby, Prix du public et Prix coup de coeur du jury jeune au Festival de la Réunion.
Prix du Jury et Prix du Public au Festival de Bastia.

Interview de Valérie Zenatti et de Thierry Binisti par Dominique Widemann :


- "D’abord une question pour vous, Valérie, qui êtes à l’origine du récit fondateur. Quel était votre état d’esprit au moment de la rédaction du roman, en créant ce lien entre Naïm, Palestinien, et Tal dont la famille s’est installée à Jérusalem ?
Valérie Zenatti. Je dois pour expliquer cela me référer à ma propre histoire. Comme ceux de Tal, mes parents ont quitté la France pour s’installer en Israël. J’ai donc vécu là-bas de 13 à 21 ans. Ces années ont été des années de questionnement sur Israël et son histoire, sur ma propre conscience politique. Après mon retour en France j’ai continué à m’intéresser à ce qui se passait au Moyen-Orient. J’ai suivi comme journaliste le début du processus de paix en 1993. Lorsqu’est survenue la Seconde Intifada, j’ai été très affectée par les images de violence. J’ai connu des familles qui ont subi des attentats meurtriers à Jérusalem. Après l’espoir de paix, sont 
venus la tristesse et le découragement. «Israéliens», «Palestiniens», j’étais bien placée pour savoir que ces mots recouvrent des êtres humains, des réalités humaines même si la réalité palestinienne ne m’était connue que très partiellement. Je sais à quel point on peut voir l’autre comme un barbare de manière indifférenciée. J’ai voulu avec le livre créer un espace de dialogue qui m’était indispensable et ne me semble possible, hélas, que par la fiction. C’est également l’espace du film.
- Le film, lui, procède à 
une transposition qui le distingue du roman. Comment s’est-elle opérée ?
Thierry Binisti. Il s’agit d’un roman épistolaire et son adaptation posait de nombreuses questions, à commencer par celles de la production car le propos n’est pas évident. La forme épistolaire est dans le film relayée par une voix-off et par les échanges de courriels et de vidéos. Il fallait aussi faire émerger une dramaturgie qui allait construire le récit cinématographique. Cela nous a pris du temps et cette durée a permis aux personnages de grandir, de se condenser, de prendre de l’épaisseur. Elle a également permis, à partir du point de départ du roman, de lui donner non une suite, mais un prolongement."
(l’Humanité, 8 février 2012).


Agathe Bonitzer : Tal, Miss Peace (DR).

La parole est à Miss Peace ainsi qu'à Gazaman
et non aux armes...

Jean-Michel Comte :

- "Parler du Proche-Orient, au cinéma comme en politique, n'est pas chose facile. On est toujours soupçonné de pencher d'un côté ou de l'autre: les Israéliens ou les Palestiniens. Le réalisateur Thierry Binisti, en décrivant les choses à travers les yeux de deux adolescents, a su trouver un ton équilibré dans son film Une bouteille à la mer."
(France Soir, 12 février 2012).

Fabrice Leclerc :

- "Binisti raconte évidemment les effets collatéraux du conflit israélo-palestinien mais son film est avant tout un bel exercice de style sur le partage et l'envie de comprendre, de dépasser ses propres certitudes. Ce beau scénario, qui ne lâche pas prise, est porté par une brochette d'acteurs sensibles."
(StudioCiné Live)

Olivier Corriez :

- "De la difficulté de parler du conflit israélo-palestinien sans s'attirer les foudres d'un camp ou de l'autre... En adaptant librement le roman de Valérie Zenatti, Une bouteille dans la mer de Gaza, Thierry Binisti parvient à le faire presque tout simplement, comme une évidence en s'appuyant sur la rencontre virtuelle d'une jeu ado vivant à Tel Aviv et d'un jeune homme de Gaza. Le réalisateur parvient à dépeindre une vie quotidienne faite de joies, de peines, de contraintes... Et parfois, ce quotidien est perturbé d'un côté par un attentat, de l'autre par une intervention aérienne ou terrestre, un quotidien qui va obligatoirement influer sur le ressenti de l'un ou de l'autre et engendrer des conséquences dans cette relation. Et toute la force du film est là, dans cette volonté de ne pas prendre parti pour un camp ou pour l'autre. Porté par son jeune casting, Agathe Bonitzer en tête, Une bouteille à la mer parvient à démontrer, sans fausse naïveté, que quelque chose est possible, qu'il existe des formes de dialogues, que, malgré toutes les barrières, deux peuples peuvent se parler, se comprendre et même se lier d'amitié. A travers la petite histoire dans la grande, sans user des bons sentiments, le film parvient à nous toucher et délivrer son message d'espoir... tout simplement."
(Excessif).

Frédéric Strauss :


- "Bien sûr, à eux deux, Gazaman (le pseudo que s'est inventé Naïm) et Miss Peace (le surnom qu'il a donné à Tal) ne peuvent refaire le monde. Mais ils peuvent échapper aux généralités. Car ce sont aussi un garçon et une fille qui tombent sous le charme l'un de l'autre, à distance - Agathe Bonitzer et Mahmoud Shalaby jouent cela formidablement bien. L'amour ou l'attachement ne sont pourtant pas montrés comme la clé de tout, mais plutôt comme un élan de cette jeunesse qui refuse la résignation, qui veut voir plus loin. Elle est guidée par une volonté de comprendre, et il se met, lui, à apprendre le français. Pour rassurer sa mère après un bombardement israélien sur Gaza, il peut réciter une poésie de Prévert. Quelques mots simples et beaux, à l'image de tout le film."
(Télérama).


Mahmoud Shalaby : Naïm, le Gazaman ( à dr.) et ses copains (DR).

Arnaud Schwartz :

- "Intenter à ce film – ou ce livre – un procès en naïveté reviendrait à n’en pas comprendre la démarche. Une bouteille à la mer est certes une fable, tamisant un peu l’extrême âpreté d’une situation politiquement inextricable et humainement invivable.
Mais cette fable, même si elle met en scène deux adolescents et joue sur la naissance du sentiment amoureux, s’inscrit dans le sillage d’œuvres qui, déjà, s’en sont remis à l’espoir d’une communication possible entre les êtres. De La Fanfare d’Eran Kolirin (2007) aux Citronniers d’Eran Riklis (2008).
Intelligent, sensible, profond, ce beau film illustre avec acuité le sentiment de révolte des uns et des autres, l’impossibilité de trouver une issue à ce qui emprisonne, mais aussi le rôle essentiel que joue la parole dans le besoin de «réconciliation intérieure» qu’évoque Valérie Zenatti, par ailleurs auteur d’un récit autobiographique intitulée Quand j’étais soldate."
(La Croix, le 16 février 2012).

Emmanuèle Frois :


- "Si l'amour semble impossible entre Tal et Naïm, le cinéaste nous laisse malgré tout une note d'espoir. «La situation n'est pas glorieuse, mais la nouvelle génération peut refuser le poids du passé et ne pas en hériter. Au cours de ma vie, je n'ai pas arrêté de voir le monde se modifier, se révolutionner. J'ai vu des murs tomber, d'autres se lever. Tout est possible.»
(Le Figaro, le 8 février 2012).

David Fontaine :


- "C’est une bouleversante plongée au cœur du conflit israélo-palestinien, de ses paradoxes et de ses horreurs (opération « Plomb durci » comprise), sous le jour intimiste d’une histoire d’amour impossible.
Tourné avec des techniciens israéliens et palestiniens, remarquablement interprété par des acteurs beaux comme des astres, ce film est aussi une bouteille à la mer adressée aux politiques."
(Le Canard enchaîné, le 8 février 2012).

 



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jeudi 16 février 2012

P. 118. Le 16 février 1885 : la police à l'enterrement de Jules Vallès

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Son premier numéro salua la Commune : "Le Cri du Peuple". Annonce des funérailles de son fondateur, Jules Vallès (Doc. JEA/DR).

Rapport de police :
- "Le corbillard était de dernière classe." 

Moeurs policières d'hier ou de (quasi) toujours ???
La Préfecture de Police maintint Jules Vallès dans son viseur au-delà même de la mort. Un rapport de "surveillance" est rédigé le 16 février 1885, soit le jour même des funérailles du "farouche communard" (1), par un Officier de Paix. Ce dernier rend compte de l'enterrement au "Chef de la Police Municipale" (2). Un éclatant exemple de littérature flicarde rédigée dans le sens du vent attendu par la hiérarchie, avec manipulations et médiocrités à la clef...

- "Le convoi s'est engagé sur le pont [Sully] à 1h35 et il n'a quitté le Bd Henri IV qu'à 1h55 ; il lui a fallu 20 minutes pour faire un trajet qui n'a pas 900 mètres de longueur.
Il allait d'ailleurs à une allure beaucoup trop lente pour ne pas être préméditée.
(...)
Il y a donc eu grand concours de curieux sur le Bd Henri IV ; et comme le convoi était accompagné sur les trottoirs par beaucoup d'autres curieux, qui ont débouché avec lui du Bd Dt-Germain, il y a eu sur le Bd Henri IV, tant qu'a duré le défilé, une véritable foule, mais sans qu'il y ait jamais eu interruption de la circulation pour les piétons.
Quant au convoi proprement dit, il ne comprenait guère plus de 2000 personnes dont trop peu de femmes, et la plupart des gens qui le composaient avaient assez mauvaise mine, de même que ceux qui le suivaient sur le trottoir.
Le corbillard était de dernière classe. Derrière, on voyait une couronne d'immortelles rouge, une jaune, avec l'inscription : "A Vallès" ; et une couronne en immortelles jaune et mousse avec une cartouche portant cette inscription : "Les socialistes allemands à Paris" (...) puis venaient quatre drapeaux rouges ; l'un avec cette inscription : "10e Arrt. Vive la Commune" ; un autre : "19e Arrt" ; un troisième : "Libre-Pensée et socialistes du 16e Arrt, groupe Kléber" ; le 4e : "Les Athées de Clichy" ; enfin la bannière du Cercle "Les Egaux" ; et un drapeau noir.
Sur le cercueil, se voyait une couronne de fleurs, entourée de la ceinture de membre de la Commune.
Les bouquets d'immortelles portés à la boutonnière étaient relativement peu nombreux, le rouge y dominait."


Illustration d'Eloi Valat (3).

- "En résumé, l'ensemble du convoi était piteux, et les physionomies qu'on y remarquait peu faites pour rassurer les bourgeois qui les regardaient passer. Aussi si des cris, peu fournis, de "Vive la Commune et la Révolution Sociale !" éclataient de distance en distance derrière le corbillard, les curieux ne se gênaient pas pour y répondre par des exclamations contraires. Par exemple, sur le pont Sully, ils ont crié : "A bas et à l'eau les Allemands" ; ensuite sur le Bd Henri IV, ce sont de véritables clameurs qui ont retenti, surtout après avoir passé la caserne des Célestins, devant laquelle la bande du "Cri du Peuple" venait de hurler à la vue de quelques gardes républicains : "A bas les mouchards ! A bas la rousse !" et cela de manière à faire craindre une collision. Les cris de la foule ont été : "A bas les drapeaux rouges ! A bas la Commune ! A bas l'anarchie ! A bas les Allemands !
Puis comme le groupe de drapeaux rouges passait devant un tas de sable et de cailloux, ces matériaux ont été ramassés à poignées et jetés sur les drapeaux. Quelques-uns de ceux qui accompagnaient les porteurs de drapeaux se sont précipités alors sur un bourgeois et l'ont frappé.
(...)
La seule marque de sympathie que les révolutionnaires aient recueillie leur a été donnée par une partie des ouvriers occupés à une construction sise à l'angle de l'Ile-St-Louis."

C'est sur ces mots et une signature illisible que se termine ce rapport destiné enterrer dans le mépris Jules Vallès et à cracher à l'avance sur sa tombe...


Signature de Jules Vallès (Doc JEA/DR).


L'adieu d'Eugène Pottier (4) au "député des fusillés" :

- "Paris vient de lui dire : Adieu!
Le Paris des grandes journées,
Avec la parole de feu
Qui sort des foules spontanées.
Et cent mille hommes réveillés
Accompagnent au cimetière
Le candidat de la misère,
Le député des fusillés.

D'idéal n'ayant pas changé
La masse qui se retrouve une,
Fait la conduite à l'Insurgé
Aux cris de : Vive la Commune!
Les drapeaux rouges déployés
Font un triomphe populaire
Au candidat de la misère,
Au député des fusillés.

Car vous aimez les tâcherons
De l'idée et ceux qui la sèment,
Vous les blouses, les bourgerons,
Vous aimez les vrais qui vous aiment.
Dans votre geôle, verrouillés,
Vous receviez espoir, lumière,
Du candidat de la misère,
Du député des fusillés.

Votre député le voici,
Fronts ouverts par les mitrailleuses,
Fédérés hachés sans merci,
Ambulancières pétroleuses.
Voici, vaincus, foulés aux pieds,
Voici Varlin, Duval, Millière,
Le candidat de la misère,
Le député des fusillés.

Et vous les petits coeurs brisés,
A Vingtras formez un cortège,
Venez, vous, les martyrisés
De la famille et du collège!
Jusqu'au sang il les a fouaillés
Vos tyrans: le cuistre et le père,
Ce candidat de la misère,
Ce député des fusillés.

Creusant à vif, palpant à nu,
Ce robuste en littérature
S'est assis sur le convenu
Et pour calque a pris la nature.
Sanglots navrants, rires mouillés,
Il vécut tout: joie et colère,
Ce candidat de la misère,
Ce député des fusillés.

Malgré Bismarck et ses valets,
L'internationale existe
Et l'Allemagne offre à Vallès
Sa couronne socialiste.
A vous, bourgeois entripaillés,
A vous seuls il faisait la guerre
Le candidat de la misère
Le député des fusillés.

Il vient le jour de l'action,
Où la féroce bourgeoisie
Entendra, Révolution,
Crépiter un vaste incendie ;
Allumé par vous dépouillés,
Qu'il soit le bûcher funéraire
Du candidat de la misère,
Du député des fusillés." 

"Le Réfractaire", autre journal marqué par le talent de Jules Vallès (Doc. JEA/DR).

NOTES :

(1) Retrouver la chanson de Jean Ferrat, en cliquant : ICI.

(1) Rapport de police de novembre 1884.

(2) A lire : Bruno Feligni, La police des écrivains, 2e édition, Horay, 2011, 249 p.

(3) Eloi Valat, L'Enterrement de Jules Vallès, Ed. Bleu autour, Coll. d'un regard l'autre, 2010, 157 p.
Présentation par l'Editeur :
- "Après Le Journal de la Commune, L'Enterrement de Jules Vallès, par le même Eloi Valat. Ce 16 février 1885, cinq ans après l'amnistie et le retour des communards exilés, il y a foule entre le Quartier latin et le Père-Lachaise. Les amis pleurent. Des provocateurs sont éconduits. La police de la " République bourgeoise " encore chancelante se fait discrète. Le cortège funèbre réveille le spectre des insurgés, dont Vallès, avec son Cri du Peuple, fut et demeure la voix. Une journée particulière. A travers elle ressurgit une époque sous le trait heurté et les à-plats de couleur de l'auteur. " Eloi Valat, dit la préfacière, sait tordre les détails en les faisant parfois crier. " En regard, il donne à lire des textes écrits sur le vif par des fidèles de Vallès, des détracteurs aussi. Saisissants entrechoquements. Vallès est là, tout proche."

(4) Son "Internationale", dans la version de Jean Renoir pour "La vie est à nous", cliquer : ICI.

Mon encrier (Ph. JEA/DR).

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lundi 13 février 2012

P. 117. Le 13 février 1915 : Lucien Bersot est fusillé pour "avoir désobéi devant l'ennemi"

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Gabriel Chevallier, La Peur, Le Livre de Poche 31906, 2010, 409 p.

L’auteur :

- "Gabriel Chevallier est né le 3 mai 1895 à Lyon. Fils de clerc de notaire, il entre aux beaux-arts à seize ans mais la guerre interrompt ses études. De retour à la vie civile, il exerce de nombreux métiers et publie un premier livre en 1929, Durand voyageur de commerce, et l’année suivante, La Peur. En 1934, Clochemerle, son quatrième titre, connaît le succès. Il publiera, jusqu’en 1968, près de vingt ouvrages. Il est décédé le 5 avril 1969 à Cannes."
(Le Livre de Poche).

4e de couverture au Dilettante :

- "Paru en 1930, ce livre, largement autobiographique et dont le titre était un défi, raconte la terrible expérience des combattants de 14-18 face à la férocité et l’inutilité de cette guerre. Au Dilettante, nous n’abusons pas des superlatifs mais il s’agit sans nul doute d’un chef d’oeuvre... Écoutons Jacques Tardi : « Tout le monde devrait lire et relire La Peur. »
(2008).

4e de couverture pour Le Livre de Poche :

- "Gabriel Chevallier, que l’on reconnaît sous les traits de Jean Dartemont, raconte la guerre de 1914-1918 telle qu’il l’a vécue et subie, alors qu’il n’avait que vingt ans. Le quotidien des soldats – les attaques ennemies, les obus, les tranchées, la vermine – et la Peur, terrible, insidieuse, « la peur qui décompose mieux que la mort ». Parue en 1930, censurée neuf ans plus tard, cette oeuvre, considérée aujourd’hui comme un classique, brosse le portrait d’un héros meurtri, inoubliable."

Roger Martin du Gard :

- "Voilà plus de trente ans qu’une exceptionnelle estime m’attache secrètement à ce livre."
(21 janvier 1956).

Pierre Scize :

- "La Peur de Gabriel Chevallier est un très beau, très vrai livre de guerre. Sa sincérité est totale, effrayante et parfois cynique."
(Le Canard enchaîné).

Bernard Pivot :

- "Un témoignage peut-être encore plus terrifiant que Le Feu d’Henri Barbusse et Les Croix de bois de Roland Dorgelès"
(Le Journal du dimanche, 2010).

Marseigne. Monument 1914-1918 (Ph. JEA/DR).

La Peur, à partir de la page 227 :

- "Un soldat avait été traduit en conseil de guerre. Ce soldat s'était présenté au fourrier, pour lui demander un pantalon en remplacement du sien, déchiré. Les effets manquaient. Le fourrier lui tend le pantalon d'un mort, encore taché de sang. Haut-le-coeur du type, bien naturel. Le fourrier dit : "Je vous ordonne !" L'autre refuse. Un officier qui arrive exige que le fourrier porte le motif : refus d'obéissance. Conseil de guerre immédiatement (...).
Le colonel du régiment du prévenu me demande le général. Je lui donne et l'écoute machinalement : "Ici, colonel X... Mon général, le conseil de guerre a rendu son jugement dans l'affaire que vous savez, mais je tiens à vous consulter, parce qu'il me semble qu'il y avait des circonstances atténuantes... Le conseil de guerre a décidé de la peine de mort. La peine de mort, ne trouvez-vous pas que c'est véritablement trop dur, qu'il y aurait peut-être lieu de réviser ?..." (...)
Réponse du général : "Oui en effet c'est dur, c'est très dur... (Un silence, le temps de compter jusqu'à quinze.) Alors l'exécution pour demain matin, prenez vos dispositions." Pas un mot de plus.
- On l'a fusillé ?
- On l'a fusillé !"
(PP. 227-228).

Gabriel Chevalier a inclu dans son récit une histoire authentique.
Le 11 février 1915, Lucien Bersot, soldat du 60 Régiment d'infanterie, refuse le pantalon rouge plus qu'usagé qui lui est remis en remplacement de la seule "salopette" lui servant d'uniforme.
Le 12, pour ce refus, le fantassin est condamné à mort.
Le 13, il est fusillé !!!
Si la "justice" militaire a pu se montrer aussi expéditive, Lucien Bersot ne sera réhabilité qu'en 1922...

Le Crapouillot, août 1934, illustration de couverture : les fusillés pour l'exemple (Doc. JEA/DR).

Réhabilitation du soldat Bersot :

- "LA COUR ;
― Vu l’article 20 de la loi d’amnistie du 29 avril 1921 ;
― Au fond : Attendu que Bersot a été inculpé pour refus d’obéissance et traduit devant la conseil de guerre spécial du 60e régiment d’infanterie ; que la question suivante a été posée au conseil : " Bersot (Lucien), soldat à la 8e compagnie du 60e régiment d’infanterie, s’est-il rendu coupable d’avoir, le 11 février 1915, à Fontenoy, refusé d’obéir à un ordre donné par son chef, en présence de l’ennemi ? " ; que sur la réponse affirmative faite à cette question, Bersot a été condamné à la peine de mort par jugement du 12 février 1915, et passé par les armes le lendemain matin, 13 février ;
― Attendu que le jugement du 12 février 1915 a été , par arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, du 14 septembre 1916, cassé, mais seulement dans l’intérêt de la loi, par le motif que le lieutenant Auroux, qui a signé l’ordre de mise en jugement, a présidé le conseil de guerre, prenant ainsi part au jugement de l’affaire dont il avait précédemment connu comme administrateur ;
― Attendu que la chambre criminelle de la Cour de cassation est présentement saisie d’une demande de réformation du jugement du 12 février 1915, dans les termes de l’article 20 de la loi d’amnistie du 29 avril 1921 ;
― Attendu qu’il résulte de l’enquête à laquelle il a été procédé que Bersot, qui n’avait, au cours de l’hiver 1915, qu’un pantalon de toile blanc, dit " salopette ", en avait, à plusieurs reprises, réclamé un autre qui n’avait pu lui être fourni ; que le sergent-fourrier Boisson, en ayant récupéré un dans un cantonnement, le proposa à Bersot le 11 février, mais que celui-ci le refusa comme malpropre ; que, sur le refus persistant par Bersot de le prendre, et après lecture à celui-ci du Code de justice militaire, le sergent-fourrier en référa au commandant de la compagnie ; que celui-ci enjoignit à Bersot de prendre la pantalon et de le netoyer, mais que Bersot renouvela son refus, en suite de quoi le lieutenant André infligea à Bersot une punition de huit jours de prison pour refus d’obéissance ;
― Attendu qu’à la nouvelle de la punition infligée à Bersot, huit de ses camarades ont adressé au lieutenant André une réclamation collective, qui a été considérée comme une mutinerie et qui a entraîné la comparution de deux d’entre eux, Cottet-Dumoulin et Mohu, devant le même conseil de guerre, sous l’inculpation d’outrage à supérieur pendant le service ; mais qu’il résulte de l’enquête que Bersot, loin d’être, comme il a été prétendu, l’instigateur de cette demande, contraire au règlement, y est resté complètement étranger ;
― Attendu que tous les témoignages, recueillis au cours de l’enquête, sont unanimes pour établir que Bersot était un brave soldat, courageux, aimé et estimé de ses camarades ;
― Attendu que, dans les circonstances ci-dessus relatées, l’injonction adressée à Bersot par le lieutenant André ne peut être considérée comme ayant constitué comme un ordre de service donné pour l’accomplissement d’un devoir militaire en présence de l’ennemi, au sens de l’article 218, § 1er, du Code de justice militaire ; que le fait retenu à la charge de Bersot n’a point présenté les caractères constitutifs de ladite infraction ; que, par suite, c’est à tort qu’il a été déclaré coupable ;
Par ces motifs, réforme, dans l’intérêt du condamné, le jugement du conseil de guerre spécial du 60e régiment d’infanterie, en date du 12 février 1915 ; déclare que Bersot est et demeure acquitté de l’accusation du crime retenu à sa charge ; ordonne l’affichage du présent arrêt dans les lieux déterminés par l’article 446 du Code d’instruction criminelle et son insertion au Journal officiel ; ordonne également que le présent arrêt sera imprimé, qu’il sera transcrit sur les registres du conseil de guerre spécial du 60e régiment d’infanterie, et que mention en sera faite en marge du jugement réformé ;
― Et statuant sur les conclusions à fin de dommages-intérêts, …dit que la réparation doit être fixée : en ce qui concerne la veuve Bersot, femme Frère, à l’allocation d’une somme de 5.000 fr ; en ce qui concerne Marie-Louise Léontine Bersot, à l’allocation d’une somme de 15.000 fr, dont l’emploi devra être fait en rentes sur l’État français, immatriculées au nom de ladite mineure."
(Dalloz périodique 1922, Première partie : Cour de cassation, p. 228).

Ainsi Marie-Louise Léontine Bersot n'eût-elle plus à subir les stigmates cruels infligés à l'orpheline d'un père fusillé en 1915 pour avoir refusé un ordre devant l'ennemi. Alors qu'en réalité, un pantalon souillé fut payé de la peine de mort.

Joseph Pinard, agrégé d’histoire et ancien député PS du Doubs :


- "Avant de mourir, ses derniers mots furent «Marie-Louise ! Marie-Louise !», sa fille âgée de 5 ans."
(Libération, 11 novembre 2008).

A g. : Lucien Bersot.
A dr. : sa fiche militaire avec la mention mention manuscrite "tué à l'ennemi (fusillé réhabilité)".
(Mont. JEA/DR).

Annonce de la réhabilitation dans l'Humanité :

- "La société bourgeoise, qui a le cynisme de faire défendre ses privilèges par ses exploités, accumule les abus et les crimes. Il suffit qu’un voyou ait la manche et le képi ornés de passementerie pour avoir le droit de vie et de mort sur le troupeau encaserné. La dignité humaine, au nom de la sacro-sainte discipline, est piétinée. " Tu obéiras comme un cadavre ", telle est la discipline des jésuites. Telle est aussi celle des armées impérialistes.
Le cas de Lucien Bersot, du 60e régiment d’infanterie, illustre tragiquement cette impitoyable règle, honte de la civilisation.
Lucien Bersot, réclamait depuis longtemps un pantalon rouge à son sergent-fourrier. En vain.
En février 1915, revenant d’une attaque, Bersot renouvela sa demande auprès de son fourrier. Celui-ci finit par trouver un pantalon, qu’il fit remettre à Bersot.
Or, ce pantalon, qui avait appartenu à un mort, était maculé de sang. Le soldat tué, pendant sa courte agonie, avait en outre souillé ce vêtement déjà taché de son sang.
Lucien Bersot, on le conçoit aisément, et quiconque en eût fait autant à sa place, refusa de revêtir un pantalon aussi malpropre.
Une discussion s’engagea entre le soldat Lucien Bersot, qui avait raison, et son sergent-fourrier, qui avait tort. Mais il paraît que les galons rendent infaillibles les pires brutes.
Sur ces entrefaites, le lieutenant André arriva. Comment un homme, simple fantassin, ose discuter l’ordre d’un sergent ! Depuis quand la chair à canon peut-elle se permettre de prétendre à l’hygiène ? Sans l’ombre d’une hésitation, le mufle à deux galons somma Bersot d’accepter le pantalon souillé. Bersot ne pouvait décemment s’incliner devant cet ordre odieusement inhumain. Il opposa un nouveau refus.
Le lieutenant André, immonde brute, infligea huit jours de prison à Bersot.
Bersot accomplissait sa punition, et les choses en seraient peut-être restées là, si les amis de Bersot, justement indignés, n’avaient élevé une protestation collective.
L’incident arriva à la connaissance du colonel du régiment, le colonel Auroux (un nom qu’il faudra retenir). Celui-ci voulut lui donner de l’importance et faire un exemple mémorable. Il réunit en hâte une cour martiale.
Le régiment n’était pas en ligne, mais il était "alerté". Cela suffit aux officiers pour leur permettre de qualifier l’acte de Lucien Bersot de "refus d’obéissance en présence de l’ennemi".
Jusqu’à la dernière minute, Bersot ne pouvait croire à ce châtiment. Son agonie fut effroyable. L’infortuné pensait à sa femme, à la fillette adorée qu’il ne reverrait plus.
Après cet abominable assassinat, ses camarades élevèrent une véhémente protestation. Affolés, les officiers criminels réprimèrent sans mesure. Un des protestataires fut même condamné aux travaux publics!
Dès septembre 1918, la Cour de cassation cassa, pour vice de forme, la honteuse sentence de la cour martiale.
Hier, la chambre criminelle de la Cour de cassation a déchargé la mémoire de Bersot de la condamnation prononcée contre lui.
Elle accorde en outre 5.000 francs à la veuve et 15.000 francs à la fille mineure de Lucien Bersot.
Mais celui-ci est bien mort. Et ses assassins ne sont pas inquiétés ! En passant devant sa tombe, ils peuvent même, selon un exemple illustre, se permettre de rire.
Et qui sait ? peut-être ont-ils obtenu de l’avancement !
Honte ? honte au militarisme qui rend possibles d’aussi atroces forfaits."
(L’Humanité, 14 juillet 1922).

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jeudi 9 février 2012

P. 116. "Lapider" moralement Caroline Fourest, dans les murs de l'ULB, ce n'est pas du bla-bla !!!

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De toutes les universités belges, l'Université Libre de Bruxelles fut la seule à se saborder face aux occupants nazis l'estimant "trop enjuivée". C'était le 25 novembre 1941.

"L’extrême droite est-elle devenue fréquentable ?"

Tel était le thème du débat prévu ce 7 février 2012 à l'Université Libre de Bruxelles. Animé par Guy Haarscher, philosophe, professeur émérite à l’ULB, ce débat devait permettre au public remplissant l'auditoire K, de suivre des échanges entre :
- Caroline Fourest, journaliste, essayiste, auteur d’ouvrages de référence,
et
- Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique.

Las, la soirée ne fut pas à s'interroger sur la montée de l'extrême droite dans toute l'Europe, ni à rappeler ses racines, ni à débattre de ses projets, ni à proposer des contre-feux.
Un meneur et sa quarantaine de nervis ont torpillé et coulé cette soirée. Et pourquoi ? Parce que ces intégristes avaient non seulement décidé de bâillonner Caroline Fourest, de trahir l'esprit même d'une université se réclamant du Libre examen, mais encore de changer radicalement le thème de la soirée et de la monopoliser, au prétexte d'"islamophobie".

Cette "Burqa Pride" devait consacrer la "lapidation de Caroline Fourest"

Regards :

- "Alors que Caroline Fourest et Hervé Hasquin devaient confronter leurs idées sur l’évolution actuelle de l’extrême droite dans un débat organisé par Cultures d’Europe à l’Université libre de Bruxelles (ULB), ce 7 février 2012, un groupe violent mené par Sohail Chichah, a empêché les conférenciers de s’exprimer.
Quelques sonneries de téléphones portables d’abord, des hurlements « Burqa-bla-bla » ensuite. Il aura fallu à peine une demi-heure aux sympathisants de Sohail Chichah, un chercheur de l’ULB déjà prompt à défendre Dieudonné, pour mettre en place une mise en scène soigneusement orchestrée et suspendre le débat auquel Caroline Fourest avait été conviée.
Il s’agissait pourtant d’un débat consacré à une question d’actualité très intéressante : l’extrême droite est-elle devenue fréquentable ? Le public était d’ailleurs venu nombreux y assister. Mais c’était sans compter sur cette bande d’enragés prêts à tout pour empêcher la journaliste française engagée de s’exprimer.
Cet incident grave était préparé depuis une semaine par Souhail Chichah, lequel avait mobilisé ses troupes à travers les réseaux sociaux pour empêcher la tenue de ce débat. Car il s’agissait bien d’empêcher des personnes de s’exprimer et de débattre. Ils hurlaient « Burqa-bla-bla » et faisaient du bruit. De cette manière, ils ont montré leur vrai visage : celui de la haine et du fanatisme."
(CCLJ, 8 février 2012).

Agence Belga :

- "L'organisateur de cette manifestation n'est autre que Souhail Chichah, lui-même assistant à l'ULB. Il s'était déjà signalé dans le passé pour ses prises de position en faveur de « l'humoriste » Dieudonné, transfuge du rire dans les bras de l'extrême droite et de l'antisémitisme. Chichah n'avait pas fait mystère, sur les réseaux sociaux, de sa volonté d'empêcher Caroline Fourest de s'exprimer. Il avait lancé, il y a quelques jours un appel à une « Burqa Pride », qui devait consacrer la « lapidation de Caroline Fourest ». Ses partisans, qui déversent, tout comme lui, leur haine d'Israël et des « Blancs » sur les réseaux sociaux, avaient répondu à son appel."
(7 février 2012).

Ces intégristes refusèrent d'exprimer, sinon sous forme de vociférations, des critiques audibles sur le débat prévu. Ils ne proposèrent aucune argumentation comme proposé vainement et à de multiples reprises. Non. Des slogans. Du brut de chez brut, des bruits et des fureurs. Avec pour leitmotiv, ce : "Burqa bla-bla" dont on cherchera en vain le plus petit rapport commun avec le débat.
Des adeptes de la burqa si on les comprend, prônant les lapidations et aussi infréquentables que l'extrême droite dont ils se montrèrent des alliés objectifs !

Le meneur ? Il se justifie en se réfugiant derrière une soi-disant tradition de "chahut" de l'ULB. Une manipulation des mots qui rappelle les remous provoqués par le magazine du Cercle Solvay de l'ULB quand un article invitait les juifs vers les chambres à gaz de Pologne. Les responsables de cette ignominie invoquèrent alors le droit au "folklore" estudiantin...

Mais Planète Islam, sur son site, se montre explicite :

- "Au sein de l'Université, il y a un principe qui est imposé sans cesse quand on invite des pro-palestiniens ou intellectuels musulmans : il faut des contradicteurs idéologiques, d'un point de vue opposé, sans quoi la conférence ne peut avoir lieu (et ils disent que c'est un principe pour tous les débats...)... Et bizarrement personne n'a été invité pour contredire Caroline Fourest... Donc un tel débat ne pouvait avoir lieu !
Caroline Fourest est pour la censure d'intellectuels musulmans (comme Tariq Ramadan), donc on a voulu la censurer à notre tour."

Oublié le débat sur une extrême droite fréquentable ou non. La cible était très exactement Caroline Fourest. Des communautaristes ont appliqué, si l'on comprend bien, une espèce de loi du talion sur des problèmes et des propos étrangers au débat annoncé. L'ombre de Monsieur Ramadan est venue se glisser dans un auditoire de l'ULB. Pour une vengeance spectaculaire. Sous des prétextes où la mauvaise foi le dispute aux procès d'intention. Quand ces gens parlent de "lapider", ils ne représentent pas que des caricatures de leur violence.

Pendant ce temps, l'extrême droite compte les coups et se frotte les mains dans ces termes exacts :
- "L’agent sioniste Caroline Fourest démasquée par les musulmans belges à l’ULB..."

Voir le site du Centre d'Action Laïque.

Caroline Fourest :

- "Nous avions commencé, avec Hervé Hasquin et Guy Haarscher, un beau débat sur le danger de l’extrême droite. Je venais de rappeler combien je suis en désaccord, depuis toujours, avec ceux qui utilisent la laïcité pour inciter à la haine contre les musulmans (ceux-là, comme riposte laïque ou des militants FN, me traitent de collabos de l’Islam)…
Lorsque les troupes de Monsieur Chichah, assistant chercheur à l’ULB, se sont mis à faire sonner leurs téléphones et à hurler non-stop « Burqa bla bla » pour nous empêcher de parler. Le fait qu’ils n’aient rien écouté de ce que nous disions est le plus consternant…
(…)
Je crois que la tolérance qui fait le charme historique de cette université a été retournée contre elle-même... Par des intolérants, qui confondent la liberté d'expression avec le droit de mentir, de diffamer, d'invectiver et d'agresser. Beaucoup d'enseignants et d'élèves en sont tristes, et en sont tout à fait conscients. Ils représentent très certainement mieux l'université que la poignée d'excités que nous avons vu à l'oeuvre hier. Le recteur m'a apporté tout son soutien et a pris la parole pour condamner de tels comportements. Si les règles sont réaffirmées, si les agresseurs ne peuvent plus agresser en toute impunité, et que la loi du débat courtois revient enfin à l'ULB, alors oui, je reviendrai... Mais pas avant.
(…)
Monsieur Chichah a monté un groupe sur Facebook pour organiser ce qu’il a appelé la « lapidation de Fourest ». Elle devait être symbolique bien sûr mais quand même : censure, injures et agression physique à coup de crème… C’est inouï venant d’un universitaire.
(…)
Maintenant, on va mettre tout de suite les choses au point, le fanatisme de Monsieur Chichah est ses amis relève de leur responsabilité. N’y mêlez pas les musulmans qui n’ont rien demandé, ni rien fait. Je milite depuis des années contre l’intégrisme avec Tunisiens, des Algériens, et des Marocains.
(…)
Je reçois de très nombreux messages de soutien et s’il y a une chose dont je suis persuadée, depuis toutes ces années, c’est que les racistes et les fanatiques sont moins nombreux que nous… D’où l’importance de ne pas céder à leurs intimidations et de garder, précieusement, notre sang-froid et notre lucidité."
(Chat sur le site internet du journal Le Soir, le 8 février 2011).

Union des anciens étudiants, Cercle du Libre Examen et Association des cercles étudiants de l'ULB :

- "Nous avons honte des méthodes fascisantes ayant empêché la tenue d'un débat dans la maison du Libre examen. Nous déplorons le comportement détestable et honteux de certains membres de notre Alma Mater, sachant que la naissance de cette mascarade émane d'un chercheur de notre université, Souhail Chichah."
(Communiqué, 8 février 2012). 

Depuis, une lettre ouverte publiée dans le Soir précède un appel à la signature d'une pétition demandant à ce que Monsieur Chicha (qui aurait changé de nom) aille organiser ses "Burqa bla bla" ailleurs qu'à l'ULB.

- "Les gesticulations vociférantes des trublions à visages masqués de ce mardi soir ont donné le signe d’un retour à l’obscurantisme et à l’intolérance en refusant le principe d’un débat respectueux auquel les organisateurs de la conférence les avaient d’emblée invités. Les évènements qui ont secoué l’amphithéâtre K ont fait de ce 7 février 2012, le mardi noir de l’histoire de notre maison. Ils sont désormais inscrits dans notre histoire par l’atteinte profonde qu’ils ont portée à nos valeurs, nos idéaux, nos principes, fondements mêmes de la création de l’Université Libre de Bruxelles en 1834. Nous avons dépassé le stade des menaces, déjà dénoncées, puisque le passage à l’acte a bien eu lieu."
Signatures : Elie Cogan, Médecin, Ancien Doyen de la Faculté de Médecine ; Chemsi Cheref-Khan, Docteur en Droit et licencié en sciences sociales ; Gisèle De Meur, Professeur de Mathématiques ; Catherine François, Enseignante, Présidente de SOS Viol ; Nadia Geerts, Philosophie, Maître-assistante en Philosophie à la Haute Ecole de Bruxelles (Defré) ; Marc Parmentier, Médecin-Chercheur à l’IRIBHM, Prix Francqui 1999 ; Jamila Si M’Hammed, Psychiatre, Présidente du Comite Belge Ni Putes NI Soumises ; Jeanine Windey, avocat, licenciée en droit, ancienne assistante à l’ULB.
(10 février 2012).


Interview "à chaud" de Caroline Fourest par le Centre Communautaire Laïc Juif.

Pour rappel, cette journaliste-essayiste, est coauteur d'une récente biographie de Marine Le Pen.

Présentation de l'Editeur :

- "Nous l'avons vue grandir à l'ombre d'un père qui a hanté notre vie politique pendant quarante ans. Elle a pris sa place mais refuse celle du diable. Avec sa blondeur, son sourire parfois dérangeant, la dureté de ses formules, sa voix incomparable, Marine Le Pen, a tout compris à son époque, se joue des médias et prend la lumière. Mais elle demeure une inconnue.
Au sein de l'extrême droite, beaucoup lui reprochent un vocabulaire politiquement correct", pensé pour faire "du chiffre électroral". A l'extérieur, il a suffi de peu d'efforts — se tenir à l'écart du pire — pour nous apparaître comme fréquentable. L'est-elle vraiment ?
Pour répondre à cette question, il faut entrer dans la vie de Marine Le Pen, percer à jour ses motivations et savoir qui l'entoure vraiment. Décrypter son opération "dédiabolisation". Dévoiler son OPA sur la laïcité. Décortiquer son revirement sur l'économie.
Pendant des mois, Caroline Fourest et Fiammetta Venner ont enquêté, disséqué, écouté. Témoins, anciens du FN, compagnons de route, stratèges de passage ou doctrinaires endurcis. Elles ont interrogé sans fard Marine et Jean-Marie Le Pen. Exhumé des documents, croisé les programmes, surfé sur les sites de toutes tendances et ont rassemblé les images de l'album de famille frontiste. Elles nous racontent les dessous d'un clan unique par son système de cour, ses rêves de grandeur et ses petits arrangements.
Le Front National — que d'anciens militants accusent d'être surtout un "Front familial" — peut-il vraiment donner des leçons ? Son nouveau programme est-il si différent de l'ancien ? Marine Le Pen veut-elle "tuer le père" ? Ou le réhabiliter ? Changer le FN ou le faire gagner ?
Désormais, nous savons."

Caroline Fourest, Fiametta Venner,
Marine Le Pen, biographie
Grasset, 2011, 432 p


lundi 6 février 2012

P. 115. Mémoire de la Shoah : la gare de Bobigny n'est plus un "non-lieu".

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Etat ancien de la gare de Bobigny (Doc. JEA/DR).

La page 3 de ce blog présentait : "Bobigny, Gare de la Déportation".
Avec ce rappel de son importance dans l'histoire de la Shoah en France :

- si 42 convois, soit plus de 42.000 juifs, partirent de la gare du Bourget entre le 27 mars 1942 et le 23 juin 1943...

- 21 autres convois, soit plus de 22.400 persécutés raciaux, quittèrent la gare de Bobigny du 18 juillet 1943 au 17 août 1944.

Une année après cette Page 3, une actualisation et un développement s'imposent. D'autant qu'une exposition permanente vient d'être inaugurée à Bobigny pour mettre des visages, des noms, des documents sur ce qui ne peut rester une abstraction : la "solution finale" à la dimension de la France. Et cette gare longtemps "oubliée" symbolise bien ce retour à la mémoire là où "la nuit et le brouillard" ne furent pas loin d'effacer les traces et les souvenirs.

Prenant la parole ce 27 janvier, lors de l'inauguration de cette exposition, le Président de la SNCF, Guillaume Pepy, confirma qu'une autre étape était franchie dans l'élargissement, l'approfondissement et la prolongation du travail de la mémoire. En effet, les archives de la SNCF pendant la dernière guerre - soit plus d'un million de documents - vont enfin être accessibles à Paris (Mémorial de la Shoah), à Jérusalem (Institut Yad Vashem) et à Washington (Holocaust Museum)...


Exposition de Bobigny. Sur une ligne du temps : la liste des convois ayant quitté la France pour les camps d'extermination (Doc. JEA/DR).

Guillaume Pepy, Président de la SNCF :

- "Nous sommes rassemblés ici aujourd’hui et nous allons inaugurer l’exposition permanente qui transforme ce site ferroviaire en un lieu de mémoire et d’éducation. Nous nous y étions engagés ensemble, Madame la Maire, l’an dernier. C’est une première étape, et nous vous accompagnerons encore dans les prochains développements pour donner à ce lieu son sens et son importance.
Le 27 janvier est une date terrible – celle de la découverte en 1945 du Camp d’Auschwitz –, et une date d’espoir – celle de la libération des déportés encore présents et la fin progressive du cauchemar.
Elle est proche d’une autre date : le 20 janvier, date de la Conférence Wannsee, il y a 70 ans, où 15 hauts dirigeants nazis se sont réunis pour discuter de la mise en oeuvre la Solution Finale, décidée quelques mois auparavant.
La destruction des Juifs d’Europe, pour reprendre le titre du livre fondateur de Raul Hilberg, change alors de nature, elle devient systématique, méthodique, bureaucratique et industrielle. Le train sera partout utilisé, de la même manière, pour être un rouage de la machine destruction nazie.
2012 sera l’année du soixante-dixième anniversaire du début de la déportation des Juifs de France, avec le premier convoi parti de Compiègne, qui emmenait aussi des déportés de Drancy.
1942, c’est l’année du plus grand nombre de convois. C’est l’année de la Rafle du Vel d’Hiv, et l’abomination de la déportation des enfants du Vel d’Hiv.
A partir de l’été 1943, ce sont depuis ces rails que les convois sont partis, vers Auschwitz principalement.
Un tiers des Juifs déportés de France l’ont été depuis Bobigny.
Nous nous y sommes tous engagés : NE JAMAIS OUBLIER. Ne jamais oublier, car ce serait une deuxième mort pour les Déportés, et une impasse pour nous-mêmes.
À la SNCF nous poursuivons notre engagement,
- pour la transparence : toutes nos archives 39-45, soit plus d’un million de documents, ont été numérisées.
Et nous en avons remis une copie au Mémorial de la Shoah à Paris, à Yad Vashem à Jérusalem, à l’Holocaust Museum de Washington,
- pour l’Histoire : en poursuivant le travail de compréhension historique de cette période dans tous les aspects qui nous touchent : la déportation des Juifs de France, celle aussi des victimes de répression ; l’action courageuse, discrète ou forte, de résistance des cheminots ; le contrôle de Vichy et de la machine
nazie ; l’organisation des convois et le rôle des acteurs ; etc.
- pour la Mémoire : c’est ce que nous faisons ici, aujourd’hui, après d’autres actions dont l’objectif est de garder la connaissance, la conscience, des terribles drames de cette période barbare.
Nous poursuivrons cet engagement, mais désormais avec « l’éducation en perspective » dans toutes nos actions, parce que nous croyons que notre engagement le plus important est vis-à-vis des générations futures.
L’exposition installée ici est un lieu de mémoire, ce site est sauvé de l’oubli grâce à l’action de la municipalité notamment, et à notre engagement. Mais elle est beaucoup plus que cela : un lieu de pédagogie.
Nous croyons tous que l’éducation est un rempart contre l’ignorance, l’indifférence, le racisme et l’antisémitisme.
Je voudrais ainsi rendre hommage à l’inlassable travail d’éducation mené par les survivants, qui vont dans les salles de classe pour faire comprendre comment cet événement s’est déroulé, comment la machine à broyer les corps et les âmes s’est installée, ce qu’ont été les souffrances des victimes, la détresse des orphelins.
C’est le souhait et l’espoir de la SNCF : qu’à travers l’Éducation, nous apprenions du passé pour construire un monde meilleur pour le futur.
C’est notre souhait le plus cher."


Exposition permanente là où se déroulèrent tant de départ forcés et sans retour (Doc. JEA/DR).

Catherine Peyge, maire de Bobigny :
"... donner à ce lieu une dignité à la hauteur de l’impensable : l’extermination d’une partie de l’Humanité !"

- "Il y a 70 ans exactement, en janvier 1942, dans la banlieue de Berlin, à Wansee, les ministres d’Hitler se réunissaient pour entériner la Solution Finale. Il y a soixante dix ans débutait ainsi l’extermination massive et rapide du peuple Juif qui habitait l’Europe. La bête immonde secrétait déjà son projet depuis plusieurs années. En, 1942, l’heure sonnait pour elle de le développer en système.
En mars de la même année, en France, les premiers convois de déportation des Juifs internés à Drancy quittaient la gare du Bourget. Tous avaient pour destination Auschwitz-Birkenau.
Le judéocide durera plus de 3 ans et conduira à l’extermination de plus de 5 millions de Juifs, dont prés de 74 000 français. Au coeur de ce système, en juillet 1943, le SS Aloïs Brunner reprend en main la besogne confiée jusque-là à l’état français de Vichy avec l’aide de la police et à la gendarmerie française.
Il choisit alors la gare de Bobigny, comme lieu de départ des convois pour l’Est
Un tiers des déportés Juifs de France sont donc partis, d’ici, de cette gare où nous nous trouvons aujourd’hui.
Partout, en Europe, au même moment, des milliers d’individus embarquaient dans des wagons à bestiaux qui les conduisaient à l’extermination.
Le mur de photos que vous avez sous les yeux témoigne de ce moment exact, quand ces vies basculaient dans un univers impensable : celui de la concentration et de l’extermination.
En cette journée internationale en mémoire des victimes de la Shoah, nous sommes réunis aujourd’hui pour leur rendre hommage.
Nous pensons à eux.
Nous pensons aussi à leurs descendants qui partagent aujourd’hui ce moment de
recueillement avec nous.
Je sais à quel point les blessures intimes, rejoignent ici l’Histoire.
Et pourtant. Au delà de la douleur, nous avons un devoir moral vis-à-vis de ces morts.
Celui de « penser tout ce qu’il y a de pensable dans l’impensable », comme nous y incite le philosophe Vladimir Jankélévitch.
C’est, je crois fondamentalement ce qui nous guide aujourd’hui dans notre souhait de préserver et de donner à voir cette ancienne gare qui fut l’un des principaux lieux de départ pour la déportation des Juifs de France.
Ensemble, nous avons porté ce projet longtemps et avec patience.
Etape par étape, nous avons entrepris de donner à ce lieu une dignité à la hauteur de l’impensable : l’extermination d’une partie de l’Humanité !
Quand la Municipalité de Bobigny décide de le restituer à sa mémoire tragique, à la fin des années 1990, il n’y avait ici que l’entrepôt d’un ferrailleur.
La signature en janvier dernier avec la SNCF d’un protocole de coopération pour la réhabilitation du site a permis de franchir une étape longtemps espéré pour ce projet.
Avec l’aide de ses partenaires, la ville de Bobigny transformera cette friche ferroviaire en un jardin de la mémoire, en faisant face à trois réalités : le fait, la vérité, le sens. Il faut toute la profondeur d’Hanna Arendt pour sérier tout cela : « le besoin de raison n’est pas inspiré par la recherche de la vérité, mais pas la recherche de sens, et sens et vérité ne sont pas la même chose »
Familles de déportés, visiteurs scolaires, mais aussi habitants de Bobigny reprendront ensemble, avec sérénité et respect, possession des lieux. L’exposition que vous avez aujourd’hui sous les yeux, contribuera aussi à ce que chacun renoue un lien entre le passé, le présent, et l’avenir.
Nous répondons ainsi à une demande, forte, de personnes toujours plus nombreuses à se rendre sur les lieux de mémoire et d’histoire de la seconde guerre mondiale en France.
Pour cela, le soutien de la SNCF et de Guillaume Pepy que je voudrais ici remercier personnellement, a été précieux. Par la mise à disposition du terrain, certes, mais aussi par un fort engagement à accompagner le travail commun.
Cette exposition et les livrets de visites qui l’accompagnent ont été conçus par la Ville de Bobigny avec le soutien de l’Union européenne et la Fondation pour la mémoire de la Shoah.
Son installation a été rendue possible grâce à la contribution de la SNCF.
Je voudrais aussi remercier Bernard Emsellem et tous les corps de métiers de l’entreprise : les conducteurs de travaux qui sont quotidiennement sur le terrain, les ingénieurs, les responsable de la communication et les prestataires.
Tous ont contribué avec une implication particulière à la réalisation de cette exposition, pour que le site puisse aujourd’hui ouvrir au public.
Pour les années à venir, je sais que la SNCF restera aux côtés de la ville avec ses autres partenaires d’ors et déjà engagés : le conseil régional, le conseil général et la fondation du patrimoine.
D’autres suivront.
J’espère, que notamment l’Etat apportera sa contribution juste et incontournable.
Penser un aménagement scénographique paysager et urbain d’un lieu de mémoire et d’histoire nous oblige à être exigeants. C’est pourquoi ce travail a été encadré par un conseil scientifique, présidé par l’historien Denis Peschanski.
Je vous voudrais aussi remercier Serge Klarsfeld ici présent, qui a également participé à ce travail. Ses recherches fondatrices pour l’historiographie de la Shoah ont été précieuses.
La liste des 74 convois de la solution finale qui nous parle aujourd’hui a été établie d’après ses travaux, dans les années 70."


Plaque commémorative en gare de Bobigny (Doc. JEA/DR).

Catherine Peyge, maire de Bobigny (suite) :

- "Thomas Fontaine, le conseillé historique de l’exposition, me confiait que le travail qu’il a effectué sur les extraits de témoignages que chacun pourra découvrir sur la façade du bâtiment des marchandises, était inspiré du texte de préface que vous aviez écrit, Monsieur Klarsfeld, à l’occasion de la parution du témoignage d’Henry Billy, un « Destin à part ».
Vous y évoquiez le courage qu’il fallait aux anciens déportés pour témoigner, et
l’enseignement que le lecteur pouvait retirer de leur lecture.
Au moment où ses milliers de victimes embarquaient ici dans cette gare, pour une destination de laquelle ils n’allaient pas revenir, une anonyme, Renée FEVRIER, commerçante à Bobigny, cachait une enfant Juive et la sauvait.
Si Renée SKOUROUPKA née CHECHMANN est présente parmi nous aujourd’hui, c’est grâce au courage de cette femme qui avait agit de façon désintéressée par simple amitié pour la mère de l’enfant. Son petit frère, Maurice, lui aussi caché à Bobigny dans une autre famille est mort dans les bombardements alliés, alors qu’il était un tout jeune enfant. Nous rendrons hommage à Renée FEVRIER en déposant très prochainement auprès de Yad-Vashem, une demande de reconnaissance à titre posthume de Juste parmi les nations.
Mais nous devons dépasser l’émotion. Je veux vous dire, que nous avons aussi un devoir vis-à-vis des nouvelles générations. Celui de leur d’offrir une vision du monde et de l’histoire qui ne soit pas fataliste et résignée. Il faut aussi agir au présent.
Nous savons que cet impensable dont nous témoignons aujourd’hui a débuté par l’Ecole de la haine et du mépris de l’Autre, et cela dans tous les domaines des fonctions humaines : l’économie, les sciences, l’art, le sport et bien sûr la politique.
Contre ces engrenages, si bien huilés que beaucoup les oubliaient, nous tenterons avec vos soutiens de donner à voir et à penser un lieu qui pendant un temps n’avait pas d’histoire.
C’était un « non-lieu » sans échanges ni rencontres. Un non lieu de départ pour un inconnu. L’anonymat du non lieu est enfin brisé pour toutes celles et tous ceux qui voudront le savoir.
Ensemble nous redessinerons la communauté des destins humains."


Autre plaque en gare de Bobigny : la mémoire de ce convoi exceptionnel, le 73, qui prit la direction de la Lituanie et de l'Estonie (Doc. JEA/DR).

NOTE : Que Viviane Saül trouve ici l'expression de ma gratitude pour ses apports précieux en documents et pour ses soutiens sans faille.

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