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Roger Pannequin,
Ami si tu tombes, Les années sans suite, I
Préface d'Alain Raybaud,
Babel, 2000, 393 p.
4e de couverture :
- "Résistant de la première heure, l'instituteur socialiste Roger Pannequin combattit les armes à la main et s'évada par trois fois des prisons allemandes. Ce récit initiatique aux accents de roman d'aventures retrace l'itinéraire d'un jeune rebelle entre 1939 et 1944 et s'achève sur son adhésion au parti communiste. Là commencèrent les désillusions qui l'ont incité à témoigner."
Personnellement, je ne partage pas cette mise en perspective. Elle donne à la politique un espace surdimentionné et un parfum revanchard par rapport au contenu essentiel du livre. Ensuite, en quoi le récit serait-il "initiatique" ? Ici, un jeune instit s'engage spontanément dans une résistance quotidienne, nullement lyrique ni mythique. Il n'entre pas en religion ou en société discrète... Enfin, prêter à cet "Ami si tu tombes" des "accents de roman d'aventures", revient à dévaloriser des réalités historiques par rapport à une fiction échevelée. Alors que cette dernière se retrouve plus souvent dépassée qu'à son tour par ces histoires individuelles qui édifient l'Histoire.
Roger Pannequin a donc à peine choisi l'enseignement que le Nord de la France et son bassin minier sont foulés par les bottes nazies. Il participe très activement à la presse clandestine et à l'élaboration de tracts. Ce résistant s'arme aussi d'un revolver pour couvrir des actions de sabotage. Pour lui, pas de flou ni d'hésitations : Pétain et les occupants sont à mettre dans le même panier aux crabes. Leur tenir tête est aussi "naturel" que de chanter "L'Internationale" quand, en prison, un camarade sera emmené au petit matin vers un peloton d'exécution.
Evitant la langue de bois, cette chronique porte l'air de son temps : les angoisses accrochées à chaque jour du calendrier, l'impossibilité pratique de respecter les règles élémentaires de sécurité, les conditions précaires d'une semi-clandestinité ombreuse...
Au fil des pages surgissent des passages nullement redondants dans la littérature décrivant le quotidien au long de l'occupation du Nord.
Ainsi, en mars 1941 :
- "Chaque dimanche, tambours et fifres allemands annonçaient l'arrivée dans les corons des cuisines ambulantes de campagne. L'armée allemande offrait gratuitement à la population du bassin minier son "Eintopfsonntag" (1) ! La roulante s'installait sur le trottoir et les fifres jouaient. Longtemps. Mais les gens, pourtant affamés, rentraient chez eux, rappelaient leurs enfants aux premiers flonflons et, dans les roulantes, la rata fumait pour les oiseaux."
(P. 91).
Et en mai 1941 :
- "Les conditions d'existence devenaient difficiles dans tout le bassin minier. Les ouvriers mineurs se souvenaient qu'au moment du Front Populaire, les ingénieurs leur avaient fait abandonner les tailles de charbon les plus belles. Mais pour les Allemands, ils les faisaient reprendre ! Les salaires restaient bloqués, plus aucune réclamation n'était admise."
(P. 111).
Mais Roger Pannequin est dénoncé. La brigade spéciale de la police mobile de Lille l'arrête et le torture. Des gendarmes français en remettent. Les Allemands peuvent se contenter de rester au balcon de la Gestapo et de compter les coups. L'instit découvre la prison de Béthune puis celle de Douai :
- "Depuis juin 1940, j'avais rencontré des fonctionnaires pro-allemands, des supérieurs hiérarchiques veules. J'avais côtoyé des "gens biens", toujours prêts à profiter des occasions pour piétiner leurs voisins et leurs amis. L'action clandestine m'avait plongé dans un monde d'hommes résolus et solidaires. L'arrestation m'avait fait connaître la lie de la société humaine, les policiers corrompus et les gendarmes ratés devenus gestapistes. Voilà que la détention me jetait dans un autre monde."
(P.177).
- "Pour vérifier si le colis reçu par le détenu ne contenait pas de lime, de scie ou de message, le maton ouvrait mes paquets, mélangeait tout dans une grande gamelle, les pommes de terre cuites écrasées dans ses mains sales, le beurre malaxé par ses ongles noirs, le pain réduit en miettes, la pomme coupée en huit, le tout arrosé par le contenu d'une canette de bière :
- Tiens, machin, à la tienne !"
(P. 185).
Huy et sa Citadelle (DR).
Décembre 1942, un matin à 6 heures. Roger Pannequin et quelques-uns de ses camarades sont poussés dans trois wagons en bois tirés par une loco. Direction inconnue. Le Nord dépend alors du Haut commandement militaire allemand à Bruxelles (2). Le petit convoi transite par la capitale belge. Quand il s'arrête définitivement, la nuit est tombée :
- "Stehen sie ! Stehend ! Auf !
Il fallait se lever.
Les gardes se précipitèrent en nous bourrant les côtes à coups de crosse pour nous faire descendre. Sur le quai, on nous mit en rangs. Dans l'ombre, nous avons deviné le halètement des chiens policiers tenus en laisse. De la neige fondue tombait glaciale (...).
La route nous parut longue. On atteignait une rampe raide. Une lourde porte s'ouvrit et on nous fit monter encore un escalier (...).
Où étions-nous ? Nous pouvions parler maintenant. Dans l'obscurité, sur le quai, personne n'avait pu lire un nom de gare et nous avions dû sortir par une cour. Nous avions cru longer un fleuve (...). Nous étions chez des Allemands. Dans la forteresse de Huy (3), entre Namur et Liège."
(P. 201-202).
Ici, les souvenirs de l'instituteur sont particulièrement précieux. Pour l'attester, ce simple constat : si les travaux sur les camps nazis et autre lieux d'internement abondent et se complètent, la Citadelle de Huy, elle, n'a été, jusqu'à présent, le sujet que d'une seule thèse. Celle de Marie Lejeune (4) pour l'Université de Liège en 2001.
Roger Pannequin est affecté à la "Zimmer sechzehn" (chambre 16) :
- "Nous étions, après notre arrivée, "drei und zwanzig Mannen". Ces vingt-trois hommes n'avaient de commun que leur détention. Français, Polonais, Italiens ou Belges, le hasard de la répartition les avait rassemblés. Un Français, employé de la perception à Béthune, avait été emprisonné pour sa participation au réseau du Musée de l'Homme (5). D'autres, en forteresse depuis plusieurs mois également, avaient échoué à Huy après la grève des mineurs de mai-juin 1941 (6). Un jeune de seize ans, ramassé par les Allemands à la place de son frère, ne semblait pas comprendre où il se trouvait et vivait en espérant une proche libération. Deux vieux communistes polonais ne connaissaient que quelques mots de français (...). Ceux qui étaient arrivés en même temps que moi venaient tous du quartier allemand de la prison de Douai (...).
Dans cette chambre vivaient également deux Belges, Jules Vankeerberghen (7), un docteur, et Georges Charon, un pilote de chasse. Une patrouille navale allemande les avait ramassés dans le détroit du Pas-de-Calais, en pleine nuit, alors qu'ils essayaient de rejoindre l'Angleterre (...).
La première chose qui nous frappa, dans cette chambrée, ce fut la maigreur des hommes, l'égarement de leurs yeux. Leurs figures étirées nous semblaient grises et noires."
(P. 203-204).
Parmi les détenus, une figure du PCB :
- "Le secrétaire général du Parti communiste belge, Julien Lahaut (8), avait raté une tentative d'évasion par la cave d'arrivée du monte-charge. Les Allemands l'avaient ramené devant toutes les chambrées réunies à l'appel, l'avaient frappé sauvagement à coups de bâtons et l'avaient laissé inanimé au milieu de la cour en interdisant qu'on l'approche. Il y était resté toute la nuit, sans pouvoir se relever."
(P. 209).
Ronde des prisonniers à la Citadelle de Huy (Arch. JEA/DR).
Huy se caractérise alors par la planification d'une disette systématique :
- "Le travail manuel suffisait à nous amaigrir. Les plus grands et les plus forts fondaient plus vite que les petits, les maigres et les nerveux, qui tenaient beaucoup mieux le coup. La famine bouleversait tout. L'attitude devant la faim classait les hommes. Au bout de quelques mois, la classification devenait définitive.
Le corps de garde allemand était nombreux, bien nourri. Le service des poubelles allemandes était recherché par quelques détenus, toujours les mêmes. Les nazis avaient trouvé amusant d'y laisser parfois des parts de rations. Les gamélards dégradés par la famine, que nous appelions "les chacals", se battaient entre eux pour s'arracher la moitié d'un poisson fumé ramassée dans les ordures. Et les Allemands riaient devant ce spectacle (...).
La faim laisse dans l'estomac une sensation de vide. La famine, ce n'est pas cela. Elle vide l'homme, bloque sa pensée. La vue et l'ouïe se troublent (...).
Dans ce monde halluciné par la faim, ceux qui font face sont rares. Ils se défendent contre les assauts du corps. Ils luttent pour ne pas redevenir des bêtes cruelles. Ils se battent pour leur dignité."
(P. 212).
Un triste matin de mars 1943, deux gardiens poussent Roger Pannequin dans le compartiment vide d'un train allemand en gare de Huy. Pour Aachen (Aix-la-Chapelle). Mais ce ne sera qu'un bref aller et retour. Avant que l'instit ne décide de participer à une tentative d'évasion, laquelle échoue pour cause de dénonciation. Le donneur en perdra la vie, malgré la protection des occupants...
Pour l'auteur et d'autres de ses camarades, la belle se situera en juillet. Il y a du 14 dans l'air :
- "Nous avons couvert la vingtaine de kilomètres qui nous séparaient de Havelange (...). Dans cette petite ville, Jules [Vankeerberghen] avait un cousin éloigné, M. Lange le notaire. Mais où habitait-il ? Nous parcourûmes quelques rues sans trouver (...). Comme Georges [Charon] avait sur lui un peu d'argent, nous sommes entrés dans un café pour boire une bière (...). Le patron nous indiqua la maison. Quand nous sommes arrivés près de la villa du notaire, des gendarmes belges ont surgi des bosquets et des rues voisines et nous ont ceinturés. Nous nous sommes retrouvés assis à la gendarmerie devant un gradé qui (...) s'adressait à Georges.
- Georges Charon, lieutenant pilote de chasse.
Le gradé parut surpris.
- Que faites-vous avec ces deux bandits ?
Georges s'énerva.
- Des bandits ? Ce sont mes camarades d'évasion et, après guerre, vous rendrez des comptes, bande de salauds !
- D'évasion ? D'évasion ? Vous êtes des évadés ? Alors, c'est vous les évadés d'Huy ?
(...) Les gendarmes nous proposèrent de nous photographier pour nous établir de faux papiers d'identité.
(...) Le gradé me dit :
- Vous, le Français, hein, si vous retournez dans votre pays, une fois, faudra pas croire que les gendarmes français c'est comme nous, savez-vous ? Eux tout de suite, ils vous donnent aux Allemands pour la prime."
(P. 255-256).
Du Condroz, Roger Pannequin passera dans l'Aisne, retrouvera le Nord, reprendra dans la clandestinité ses activités de résistant. Des Allemands et les collabos le pourchasseront à nouveau comme "terroriste". En mai 1944, il se retrouvera pour une seconde fois derrière les barreaux de la prison de Douai. Mais ses copains dopés par le débarquement survenu en Normandie, ne le laissent pas tomber et le libèrent les armes au poing lors d'un transfert.
L'instituteur est évacué hors de la zone rattachée à Bruxelles. Il connaîtra notamment la libération de Charleville...
NOTES :
(1) Plat unique du dimanche. Dans la panoplie des instruments de propagande nazie...
(2) Militärbefehlshaber in Belgien und Nordfrankreich.
(3) Première pierre posée en 1818. Achèvement en 1823.
En 1848, des prisonniers politiques sont déjà enfermés à la Citadelle : les "Risquons-tout", des républicains refusant le choix d’une royauté pour la Belgique. Ils payèrent leur opposition de sept ans de forteresse. A partir de 1914, alors que la Belgique est occupée une première fois, la Citadelle sert de camp disciplinaire pour des soldats allemands.
Pour la Seconde guerre mondiale, les archives comptabilisent un total de 6.000 prisonniers (politiques, raciaux, réfractaires au STO…).
(4) Marie Lejeune, La Citadelle de Huy pendant la Seconde guerre mondiale, Université de Liège, 2001.
Avec mes remerciements pour son aide préciseuse lors des recherches sur le Judenlager des Mazures et ses déportés.
(5) Dès juillet-août 1940, mouvement de résistance où s'engagèrent des personnalités aussi différentes que Jules Andrieu, Claude Aveline, Pierre Brossolette, Jean Cassou, Germaine Tillion et le premier de tous, Boris Vildé. Développa des filières d'évasion, la presse clandestine et le renseignement militaire. Les Allemands réprimèrent impitoyablement ce mouvement dès le début 1941.
(6) Du 27 mai au 9 juin 1941, grève dans les corons du Nord de la France. Pour la briser, les occupants déportèrent 270 mineurs. 130 d'entre eux y perdirent la vie.
(7) Prisonnier politique pendant 27 mois. Après son évasion, a franchi les Pyrénées. Enfermé au camp de Miranda pendant trois mois avant de pouvoir rejoindre Londres. Engagé au Secrétariat d'Etat belge à la Santé.
(8) Julien Lahaut (1884-1950). Responsable communiste, arrêté par les occupants le 22 juin 1941, jour de l'invasion de l'URSS. Après l'échec de trois tentatives d'évasion à Huy, transféré à Neuengamme puis à Mauthausen.
A la Libération, élu premier président du Parti Communiste Belge.
Succédant à son père Léopold III, le prince Baudouin prête le serment constitutionnel devant les Chambres le 11 août 1950. Du groupe communiste, une voix s'élève très clairement :
- "Vive la République !"
Le 18 août, Julien Lahaut est abattu sur le seuil de sa maison.
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