MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

jeudi 17 février 2011

P. 10. A Maissin, là où reposent 3.926 Français, attend une "tombe libre"...

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Noël Desmons est aux chemins à remonter le temps sur une moto, ce que Dominique Hasselmann est aux rues d'un Paris en noir et rouge réservé aux piétons...
D'une chevauchée fantasmagorique dans la province belge de Luxembourg, Noël a rapporté une photo en disant long sur un humour militaire qu'il est permis de supposer involontaire.

(Ph. Noël Desmons / DR).

La nécropole militaire de Maissin

Les restes de 4.782 combattants de 1914 attestent là qu'une guerre annoncée "fraîche et joyeuse" tourna dès ses premiers balbutiements au cauchemar meurtrier. Les uns croyaient partir pour s'emparer sans coup férir de Berlin, les autres, en sens inverse, s'attendaient à planter Paris sur la pointe de leur casque. Ils n'allèrent pas bien loin et se croisèrent à Maissin.
La camarde, comme une marionnette tirée par les états dits majors, faucha :  
- 282 Français et 513 Allemands en tombes individuelles ;
- 3.001 autres soldats français amoncelés en deux ossuaires ;
- 643 Français et 343 Allemands partageant le même ossuaire.

Ce massacre où se mêlerent sang et sanglots remonte au mois d'août 1914.
Le 21 août, la 4e armée française du général de Langle de Cary franchit la frontière belge pour refouler les envahisseurs allemands. Ceux-ci appartiennent à la IVe armée impériale commandée par le duc Albert de Wurtemberg.
Pour Maissin, tentèrent de s'entre-détruire avec une dramatique efficacité le 11e corps d'armée du général Eydoux et le XVIIIe corps d'armée du général Von Schenck.
Les Français sont originaires de Bretagne et de Vendé, les Allemands de Prusse et de Hesse.

Les combats débutent le 22 août à 7h. Sans préparation d’artillerie du côté français. Attaques et contre-attaques sanglantes vont se succéder jusqu’à 19h. Quand tombe la nuit, la 21e division couvre le plateau au nord-ouest de Maissin, la 22e tient le village.

Courte victoire !   
Le 23, les derniers Français battent en retraite. Ils abandonnent aux Allemands des centaines de blessés, y compris dans des villages proches : Transinne, Redu (1) et Our…


Carte d'état-major allemande (DR).

Le 22 août 19I4, Maissin entre donc dans l'histoire par la porte d'un immense cimetière résultant d'un carnage.

Abbé Paul Gérard, témoin :

- "Ce joli village est bâti sur le flanc sud d’une colline qui, au Spihoux, atteint l’altitude de 400 mètres. Au centre du village se réunissent deux grand-routes, l’une venant de Saint-Hubert, l’autre de Rochefort : elles offrent aux Allemands une grande facilité d’investissement de la localité. A partir de Maissin, ces deux voies n’en forment plus qu’une seule vers Paliseul, Bouillon, Sedan.
Au nord, à l’est et au sud, Maissin est entouré d’un vallon dont la profondeur varie de 20 à 50 mètres. A ce vallon succède la forêt : le Bolet, Champmont, la Membore, Burnobois. Les Allemands peuvent parvenir à Maissin sans être aperçus par l’adversaire.
De plus, de Villance, les Allemands découvrent la vaste plaine s’étendant à l’ouest de Maissin vers Paliseul (Bellevue) et Our.
Au sud, la forêt d’Homont cache la vue du village aux Français venant par la route de Jéhonville et de Paliseul. A la Bellevue, ils sont sous le feu direct de l’ennemi." (2)


Abbé Pirson, souvenirs :

- "Quelle inimaginable boucherie où furent sacrifiés, en quelques heures, par la bêtise de leurs chefs, des régiments entiers de Vendéens et de Bretons.
"Un vrai Français ne se bat qu'à l'arme blanche"
Génial, diraient persifleurs, les jeunes d'aujourd'hui. Stupide, disons-nous, cette consigne, secrétée par la cervelle mégalomane et imbécile de chefs qui, eux, sont à l'abri.
Ces jours-là, les Allemands n'avaient qu'à faucher à la mitrailleuse. Ils ne s'en sont pas privés !" (3)


Abbé Gérard :

- "Partout des morts et des blessés. Sur la plaine devant Haumont, les Français sont si nombreux qu’ils paraissent tombés coude à coude.
– Tel au temps de la moisson un champ de blé parsemé de bluets et de coquelicots, telle après le combat apparaissait la plaine devant Haumont, jonchée d’uniformes français.
Dans les rues, près des maisons en ruine, dans les vergers, Français et Allemands sont entremêlés. D’aucuns sont tombés empalés sur leurs armes.
Sur la plaine de la Bellevue et vers Our : des morts des deux camps.

A l’orée du bois Bolet, une compagnie française anéantie.
– A la route de Lesse, une longue lignée d’Allemands entassés les uns sur les autres.
– La crête du Spihoux est couverte d’Allemands mais aussi de Français tombés dans des corps à corps d’une violence inouïe.
Des fusils, des munitions, des havresacs sans nombre, des équipements de toutes espèces ont été abandonnés.
Le village de Maissin, peut-on dire, n’existe plus, 75 maisons ont été incendiées, il en reste 25, dispersées çà et là, gravement endommagées.

– Le bétail est décimé ; les récoltes piétinées.
– C’est la ruine totale ; c’est la désolation la plus navrante." (2)

Carte postale du "champs de bataille" de Maissin (DR).

Un habitant du village, M. Lambert :

- "Après le combat, 800 Allemands séjournèrent au village une dizaine de jours. Le capitaine Crémer réquisitionna les hommes à 20 km à la ronde pour la sépulture des cadavres. Plus de 500 civils, venus de Villance, de Libin, de Transinne, de Redu, de Sechery, de Sart et même de Chanly et d'Hatrival, furent employés à cette sinistre besogne, qui se continua du 24 au vendredi 30 aoùt. Les chevaux et les bêtes à cornes furent transportés, à l'aide de chariots et de traîneaux, dans une carrière abandonnée sur la route de Sart. Malgré le vif désir des civils, l'identification des soldats français se fit sans soin ni scrupule. Les Allemands enlevèrent les valeurs qui se trouvaient sur les soldats français, mais sans les classer individuellement. Les carnets et les médailles ne furent, en règle générale, ni recueillis, ni conservés. Indépendamment de nombreuses tombes isolées dans les campagnes, principalement entre les routes de Villance et d'Our, on créa trois grands cimetières: l'un "au courtil à spines", sur la route de Transinne, contenant 500 à 600 cadavres groupés par fosses de 6 à 7 hommes, parfois de 25 à 30, dont beaucoup d'officiers; un second à la sortie du village vers Lesse, contenant de 400 à 500 sépultures; un troisième de la même contenance et sur la même route, près du Baulet. Les cadavres des Français avaient été retrouvés surtout entre le village et le bois de Hautmont; ceux des Allemands du côté du bois du Baulet." (4)

Abbé Gérard :

- "Les Hessois arrivent furibonds, se soûlent chez Joseph Lebutte (gare) et se mettent à tuer, martyriser les habitants, à piller, incendier les maisons qui restent.
A midi, ils défilent en rangs serrés chantant le "Deuchland uber alles", le "God mit Uns", le "Victoria, Victoria".
Malgré notre dégoût, en moi-même, je me disais : " Pauvres jeunes gens, auxquels des maîtres ont enseigné qu’en temps de guerre tout était permis ; et dont les chefs orgueilleux considéraient un traité comme un chiffon de papier !"
En fin de cette journée du 23 août, un Allemand me disait "Hir groos bataille, malheur, malheur, la guerre !" (2)

NOTES :

(1) Village du Livre depuis 1984.

(2) "Souvenirs d’un témoin en premières lignes allemandes".

(3) "Souvenirs d’un enfant du siècle, Maissin 1914-1918."

(4) Témoignage in Chanoine J. Schmitz et Dom N. Nieuwland, L’invasion allemande dans les Provinces de Namur et de Luxembourg, 3e Partie, Librairie Nationale d’Art et d’Histoire, Bruxelles et Paris, 1920.

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19 commentaires:

  1. la tombe libre : sans doute un soucis d'avoir des rangées régulières et la "malchance" de n'avoir pas le bon nombre de corps, alors, à toutes fins utiles...
    et puis pas certaine que dans la rage des survivants, et pour l'équilibre de ceux qui étaient chargé de ce" "travail", un peu d'humour n'ait pas été salutaire

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  2. @ brigetoun

    A l'entrée d'un cimetière ardennais :
    - "Liberté - Egalité - Fraternité"

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  3. @ JEA : photo bien vue. Elle aurait fait rire Clémenceau, une fois de plus !

    En regard du massacre, il y a un côté Ubu cote 1418 indéniable.

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  4. @ D. Hasselmann

    Tout le mérite de la photo revient à Noël. Qui ne manque pas d'humour mais sans cruauté et nullement couard comme le Père Ubu. N'empêche que la trappe de ce dernier a terriblement fonctionné à Maissin.

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  5. Absurde et meurtrière... Bien qu'il s'agisse d'une tout autre guerre, le film "La ligne rouge"(Terrence Malick) que j'ai vu récemment illustre bien ce genre de boucherie broyeuse d'hommes.
    A Redu, les livres échappent aux tombes.

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  6. @ Tania

    "La ligne rouge" vient aussi d'être programmée sur la 2e chaîne de la RTBF. Service public. Tout le générique a été jeté à la poubelle avec notamment les choeurs mélanésiens. De la barbarie. Interrogé, le service de médiation de la RTBF répond avec un jargon technico-juridique de la plus parfaite mauvaise foi...

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  7. Peut-être qu'il s'agit d'une épitaphe maladroite "Tombé libre" ( l'accent ne se plaçant pas sur la lettre capitale) et qu'il y a bien un soldat enterré ? La mort, suprême ironie, le libérant à jamais de la cruauté et l'absurdité des hommes ?
    Mais c'est peu probable et nettement moins drôle ;-)

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  8. @ MH

    A l'origine, sous l'occupation (la première), les Allemands organisèrent trois cimetières :
    - route de Transinne, au "Courtil à Spines",
    - route de Lesse, à la "fosse du Baulet"
    - et aux "Spihoux".
    Leur rassemblement en une nécropole date seulement de la fin des années 1950.
    Il est permis de supposer que la tombe photographiée par Noël ne remonte pas à l'un des trois cimetières endeuillant les lieux en 1917. Ni à leur remise en état en 1938. Mais bien à 1957-1958.
    S'il faut en croire les références données officiellement, il conviendrait de s'adresser à l'Ambassade de France à Bruxelles pour en savoir plus sur cette tombe particulière. Mais là, après les pages 42, 43 et 47 de Mo(t)saïques sur le soldat Trébuchon, je ne rêve pas...

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  9. Permettez-moi JEA, pour celles et ceux qui veulent connaître le destin d'Augustin Trébuchon (ça ne s'invente pas... le destin et le nom) voici le lien direct :

    http://motsaiques.blogspot.com/2008/11/p-47-lendemains-de-11-novembre-vrigne.html

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  10. @ chère MH

    grand merci à vous pour ce lien qui était resté oublié dans mon clavier...

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  11. Peu de temps après, en octobre 1914, mon grand-père paternel, Lucien, âgé de 30 ans, devait laisser la sienne de peau à Villers Bretonneux, grâce aux bons soins d'un état-major qui n'en avait rien à faire de la vie humaine. Heureux soldats français dont les pantalons rouge garance, si élégants dans les défilés, constituaient une cible de choix pour les mitrailleurs allemands. Mon père a dit et répété cette phrase terrible : "mon enfance a été une vallée de larmes" - né en 1911 il n'avait que trois ans à la mort de son père. Cette année, si la vie suit son cours, il sera centenaire.
    Moi, le plus jeune de ses fils, j'ai eu le privilège de passer à travers tous les conflits sans être directement concerné, et c'est un plaisir que j'apprécie à sa juste valeur. L'avenir pourtant, est porteur de sourdes angoisses. Il ne faut jamais abandonner le combat pour la paix.
    Merci JEA pour ce billet très évocateur.

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  12. @ Paul

    D'autres laissent des cailloux derrière eux. L'une de mes instantanés fut déposé sur des cheminées ne s'éteignant pas parce que je fus objecteur de conscience. Photo à Gentioux. Le monument 14-18. Un écolier en tablier et sabots montre le poing à l'obélisque. Celle-ci porte ces mots : "Maudite soit le guerre" !
    Dans le cimetière de Crest, plus au soleil, la tombe de Georges Bardonnanche 1895-1914. Un petit rectangle de marbre : "Mort pour rien"...

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  13. Le premier monument, je le connais. La tombe du cimetière de Crest, j'en ignorais l'existence. Tant de vies perdues, tant de vies à perdre encore sans doute. Chaque jour qui passe les médias égrènent leur litanie meurtrière, chaque peuple tour à tour paie l'addition pour une dépense qu'il n'a pas faite ; certains paient plus lourdement que d'autres...

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  14. @ Paul

    Et encore les monuments et plaques aux "fusillés pour l'exemple". Ainsi à Vingré. Innocentés bien après les hostilités et après des montagnes et des tonnes de démarches contre une "justice" militaire rouleau-compresseur...

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  15. A la faveur de votre billet sur Maissin, j'ai relu les 345 pages du roman de Xavier Hanotte "Derrière la colline" (Belfond, 2000).
    Récit à la première personne d'un soldat britannique, engagé volontaire, dans le 16e Lancashire Fusiliers - 2e Salford Pals -.
    Une évocation sans merci du quotidien des tranchées et de l'horreur de la bataille de la Somme. Cette bataille de la Somme qui a débuté le premier juillet 1916 par une offensive destinée à rompre le front allemand en Picardie pour se saisir des nœuds de communications ennemis, et à repousser l’armée du Kaiser jusqu'à Arras. A l'issue de cette première journée, les pertes britanniques sur l’ensemble du front de la Somme sont catastrophiques : un cinquième des effectifs. Des vagues d’assauts successifs suivent, destinés à grignoter les positions ennemies. La deuxième position allemande est prise le 14 juillet. Les assauts menés par la suite sont l’occasion de l’entrée en scène des premiers chars de la Grande Guerre. La deuxième bataille de la Somme a débuté. Les lignes allemandes tombent les unes après les autres jusqu'en novembre, quand les intempéries automnales forcent le commandement allié à mettre fin aux opérations.

    C’est dans cette dernière période qu’a lieu l’attaque de Thiepval, dont il est question dans "Derrière la colline".

    Le soldat britannique, "je" fictif du récit, est poète et il croise la route de Wilfred Edward Salter Owen, (18 mars 1893 – 4 novembre 1918), un poète anglais très connu en Angleterre et parfois considéré comme le plus grand poète de la Première Guerre mondiale. Ses poèmes, souvent réalistes et décrivant la brutalité et l'horreur de la guerre de tranchées et des attaques au gaz, tranchent fortement avec l'opinion que le public porte sur la guerre à l'époque, et avec les vers patriotiques de célébrités telles que Thomas Hardy et George Meredith.

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  16. Ajouter quand même, puisqu'il s'agit d'un personnage-poète, les trois derniers vers du dernier poème qu'il écrivit :
    "Avant d'y aller" (Before Going)
    (...)
    Le soleil se noie dans son propre sang
    Et de lentes flammes brûlent dans les yeux
    De ceux-là qui ne porteront pas leur deuil.

    The sun's drowning in its own blood
    And slow flames glare in the eyes
    Of those who will not mourn their lot.

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  17. @ Michèle

    mille fois des remerciements réitérés...
    et aussi ce poème du Canadien John McCroe (mai 1915) :

    In Flanders Fields

    In Flanders fields the poppies blow
    Between the crosses row on row,
    That mark our place; and in the sky
    The larks, still bravely singing, fly
    Scarce heard amid the guns below.

    We are the Dead. Short days ago
    We lived, felt dawn, saw sunset glow,
    Loved and were loved, and now we lie
    In Flanders fields.

    Take up our quarrel with the foe:
    To you from failing hands we throw
    The torch; be yours to hold it high.
    If ye break faith with us who die
    We shall not sleep, though poppies grow
    In Flanders fields.


    Traduction :

    Au champ d'honneur, les coquelicots
    Sont parsemés de lot en lot
    Auprès des croix; et dans l'espace
    Les alouettes devenues lasses
    Mêlent leurs chants au sifflement
    Des obusiers.

    Nous sommes morts,
    Nous qui songions la veille encor'
    À nos parents, à nos amis,
    C'est nous qui reposons ici,
    Au champ d'honneur.

    À vous jeunes désabusés,
    À vous de porter l'oriflamme
    Et de garder au fond de l'âme
    Le goût de vivre en liberté.
    Acceptez le défi, sinon
    Les coquelicots se fâneront...

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  18. Cette histoire construite à coup de cadavres et de tombes, c'est toujours l'histoire de la folie des hommes ...pour quelques onces de pouvoir. Cette guerre se serait-elle terminée autrement que l'histoire l'aurait habillée autrement.
    Seule l'horreur de la mort gratuite reste égale à elle même ! Et pourtant toujours prête à recommencer ...

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  19. @ saravati

    Henri Jeanson :
    - "La guerre, ça commence toujours par des heures historiques... et ça finit par des minutes de silence."

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