MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

jeudi 29 décembre 2011

P. 102. Décembre 1984 : Jules Roy et son Journal 2

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Jules Roy,
Les années cavalières, Journal 2, 1966/1985,
Albin Michel, 1998, 355 p.

4e de couverture :

- « Ce sont "Les chevaux du soleil" qui nous ont usés Tania et moi et qui m'ont tué. »
Cette remarque, Jules Roy la consigne dans son Journal en 1981. La parution des six tomes de cette saga romanesque s'est étirée en effet de 1968 à 1975, mobilisant toute l'énergie de l'écrivain, l'éloignant peu à peu des combats politiques et médiatiques qui avaient tenu, auparavant, une place importante dans sa vie.
Retiré sur la colline de Vézelay, blessé par ses infructueuses batailles pour forcer les portes de l'Académie française, il se console auprès de son âne et de ses chiens, s'immerge dans la foire aux chapons de Montrevel, tandis que, les uns après les autres, s'éteignent les amis : Maurice Clavel, Max-Paul Fouchet, Jean-Louis Bory, sans oublier Sigaux, Kanters et Doyon.
Et pourtant, à l'aube des années 80, le nouveau chef de l'Etat, François Mitterrand, s'invite volontiers chez lui, l'entraîne rencontrer Ernst Jünger afin d'écouter les deux anciens guerriers ennemis devenus écrivains confronter leurs visions du monde. Il ne tiendrait qu'à lui d'appartenir à la Cour. Seulement, pour flatté qu'il soit, Jules Roy n'est pas dupe."

Pierre Maury :

- "Le vieux lion rugit encore : Jules Roy donne le deuxième volume de son «Journal»: «Les années cavalières»
Curieux et intéressant bonhomme que ce Jules Roy (et les mots sont faibles).
Il se livre tout entier, contradictions comprises, dans «Les années cavalières» - le deuxième volume de son «Journal». Le volume couvre les années 1966 à 1985, et le montre sans cesse à se battre pour continuer à produire des livres, parce que c'est sa vie et qu'il a besoin de l'argent qu'ils peuvent lui rapporter (…).
Le cimetière de Vézelay, hanté par les fantômes de Georges Bataille ou de Max-Pol Fouchet (celui-ci davantage présent en raison d'une veuve envahissante), lui fait se demander s'il s'agit là d'un lieu pour vivre ou pour mourir... La mort, il y pense souvent, et d'autant plus que beaucoup disparaissent pendant ces vingt ans. Des proches ou de vrais amis. La forêt s'éclaircit, et Jules Roy reste debout, comme un chêne qu'on n'abat pas - pour parodier un titre de Malraux qui apparaît plusieurs fois dans le volume, portrait éclaté et brillant d'un homme dans ses dernières années.
De manière générale, Jules Roy excelle dans les portraits, qu'il trace sans esprit de système, au hasard d'une existence où les fréquentations lui donnent l'occasion de présenter quelques écrivains, avec leurs qualités et leurs défauts. Portraits privés, donc, dans lesquels la lumière se fait sur des aspects parfois inattendus."
(Le Soir, 14 avril 1999).

Biographie :

- "Né en 1907 en Algérie, Jules Roy vivait retiré à Vézelay depuis une trentaine d'années. C'était un personnage anticonformiste, iconoclaste, il avait écrit une cinquantaine d'ouvrages.
Officier de l'armée de l'air de 1927 à 1953, il avait ensuite été grand reporter à l'Express et était l'auteur de pièces de théâtre, essais, récits autobiographiques et romans. Il avait reçu les prix Renaudot (1946) et de l'Académie française (1958).
Ses différents engagements ont largement inspiré ses écrits. Ainsi, "La Vallée heureuse", prix Renaudot 1946, est-elle née de son expérience dans la RAF (Royal Air Force) durant la Seconde Guerre mondiale, où il participa à des bombardements dans la Ruhr.
La guerre d'Indochine, qui entraîna son départ de l'armée française, a nourri nombre de ses textes. Enfin, son pays natal, l'Algérie, a inspiré une fresque, "Les Chevaux du soleil", adaptée à la télévision, et qui retrace l'histoire des Français en Algérie de 1830 à 1962."
(Le Nouvel Observateur, 15 juin 2000).

Abdelkader Djemaï :

- "Confronté au temps, à la maladie, à la vieillesse, à la mort qui l’emportera en juin 2000, l’auteur de « La Vallée heureuse » Prix Renaudot 1946, ne perdra jamais de vue l’essentiel : construire une œuvre. Lui qui a connu, entre autres, Malraux, Kessel, Saint-Exupéry et qui admirait Jules Renard, un enfant de Bourgogne, écrira, le 25 avril 1989, au milieu de ses colères, de ses indignations et de ses excès : « Un rapetasseur, voilà ce que je suis, penché sur mes outils, rognant sur des phrases écrites le mois dernier ou l’année d’avant… ». Rapetasser qui signifie, selon le Robert, raccommoder, rafistoler, rapiécer comme le ferait un artisan conscient de la difficulté de la tâche et heureux de s’y atteler."
(Revue Texture : Vézelay, clos du Couvent, 2001).

Lire : Jean Louis Roy, Jules Roy l'intranquille, L'Harmattan, 2007, 222 p.
(Graph. JEA/DR).

Jules Roy :
- "Ce que je cherche alors ? Ne pas avoir honte de moi."

Pourquoi cette page ?
Pour autant qu'il m'en souvienne, j'ai été très tôt attentif au singulier itinéraire tracé par Jules Roy (que d'aucuns confondaient assez légèrement avec Claude Roy) (1).
Car de ses bombardements sur l'Allemagne, il ne rapporta pas des images d'Epinal pour amateurs de cocoricos aveugles et de récits guerriers hormonés. Mais un témoignage sans fards. Une fois la Seconde guerre mondiale aux pertes (et non aux profits) de l'histoire, Jules Roy suivit le corps expéditionnaire français en Indochine (2). Et là, prit la résolution non seulement de quitter l'armée mais encore de dénoncer son comportement de bras armé du colonialisme. Sursaut personnel de ses idéaux. On respectait toutes les lois de tous les silences et lui refusa. Depuis, et grâce notamment à des objecteurs de conscience comme Roy, le vocabulaire a évolué. Le terme générique de "sales guerres" a laissé place aux réalités des "actes de barbarie", des "crimes contre l'humanité".
Donc, Jules Roy laissa son uniforme aux mythes. Il sera journaliste et écrivain.
Cet humaniste confirmera ses engagements en 1972 quand il publiera courageusement : "J'accuse le général Massu" (3). Après avoir perdu l'Indochine, la France remettait les couverts en Algérie (4) dans un affreux climat de nouvelle guerre coloniale à laquelle s'ajoutait une autre guerre, civile celle-là. Tortures, camps, disparitions ("corvées de bois", "crevettes" jetées des hélicos) : l'histoire bafouillait. Peu se préoccupèrent de l'honneur de la France. Jules Roy, oui.
Puis il décida de s'inscrire dans le paysage de Vézelay (5). C'est là qu'il repose. C'est là que je l'ai salué. Sans oublier la si belle figure de son ami, Max-Pol Fouchet (6) qui s'est éteint lui aussi sur la colline inspirante. Tandis que Mstislav Rostropovitch (7) y enregistrait les 6 Suites pour violoncelle de Bach.



Voici quelques extraits du second Journal de Jules Roy, les pages portent une date de décembre 1984. 

La basilique de Vézelay.

- "Pendant l'hiver jusqu'en mai, la basilique m'a toujours caché le lever du soleil. Un signe, il me semble. Le mystère pour lequel elle a été orientée m'enlève le soleil. Tout se fabrique derrière elle, tout se machine au gré de cette langue de feu qui jaillit de-ci de-là, incendie l'horizon de collines et éteint une à une les étoiles. Dans la maison des franciscains, on dort encore, sauf le père Pascal ou, quand il n'est pas là, son disciple qui allume les cierges et ouvre la demeure sacrée, ombre d'abord, puis peu à peu forêt qui sort des ténèbres, frémit à peine et s'illumine jusqu'à devenir brasier.
De l'autre côté, au bas des murs et des remparts, ma table est éclairée d'un faible halo (8)."
(7 décembre 1984).

L'Académie.

- "A l'Académie, rassemblement de momies, de vieillards à qui je ne sais quel nom donner, et d'hirondelles de cocktails grises comme le siècle. Là-dedans quelques innocences. J'avale en vitesse un whisky, cherche à saluer Druon qui reçoit déjà, en perpétuel, avec une plaque de Nissan Alaouite tunisien sur le flanc. Un journaliste de France-Soir me dit : "Il ne reste de lui que Le Chant des Partisans..." (9) Je réponds que j'aimerais bien qu'on en dise autant de moi. Quelle veine il aura eue, Maurice ! Ecrire ça, à Londres, avec Kessel !"
(14 décembre).

Des pompes funèbres surréalistes.

- "Retourné voir l'"Hôtel des grands hommes" où habitait Breton au troisième et où Maurice Clavel (10) disait qu'il avait couché par hasard au moment de la libération de Paris (11), place du Panthéon. Je voulais savoir si le magasin de pompes funèbres (...) à côté (...) existait toujours. Non. On l'a enlevé. C'est là, selon Soupault, que le surréalisme est né. "En ce temps-là, dit-il, il y avait des enterrements fastueux, on les admirait beaucoup." Ils sortaient de Saint-Etienne-du-Mont sans doute. Celui de Verlaine est passé par là."
(17 décembre).

Un tortillard volant.

- "Avant-hier, samedi, retour de Caen, j'en étais à la dernière partie du parcours dans la nuit entamée, entre Auxerre et Vézelay. Je m'étais assis tout à l'avant de la motrice, et le tortillard fonçait dans un bruit effroyable de ferraille, droit devant lui sur les rails qu'un faible falot éclairait. C'était hallucinant, cette glissée furieuse dans les ténèbres (...).
Ca me rappelait les vols de nuit. J'étais heureux, vaguement goguenard. Je revenais de Garcelles en Normandie, le château où le père de Guynemer (12) avait rencontré Mlle Julie de Saint-Quentin sa mère.
Vézelay était illuminée, je revenais des siècles en arrière. Il est vrai que j'avais traversé Paris avec mon baluchon, dans un taxi conduit par un Marocain qu'il me fallait guider. J'étais allé aussi chercher le récit de Fonck (13), Mes combats, à la librairie ancienne de la rue de la Pompe, non loin de la rue de la Tour où Guynemer est né il y a quatre-vingts ans. Dans un tintamarre du diable à travers les vallées de l'Yonne et de la Cure, je tenais le livre dans mes mains. Par moments, je me croyais redevenu bombardier dans un Halifax."
(31 décembre).

Vézelay (Ph. JEA/DR).

NOTES :


(1) Claude Roy (1915-1997). Autre écrivain au chemin personnel de droite et même d'extrême droite, puisque camelot du Roi, vers la maturité à gauche. Donc de Vichy pour entrer ensuite dans la résistance. Et finir sa vie en écrivant régulièrement dans le Nouvel Obs. Goncourt de la Poésie en 1985.

(2) Jules Roy, La bataille de Dien Bien Phu, Julliard, 1963, 379 p.

(3) Jules Roy, J'accuse le général Massu, Seuil, 1972, 120 p.

(4) Jules Roy, La Guerre d'Algérie, Ch. Bourgois, 1994, 190 p.

(5) Jules Roy, Vézelay ou l'Amour fou, Albin Michel, 1990, 140 p.

(6) Jules Roy, Eloge de Max-Pol Fouchet, Actes Sud, 1990, 32 p.

(7) Jules Roy, Rostropovitch, Gainsbourg et Dieu, Albin Michel, 1991, 182 p.

(8) Maison Jules Roy :
- "Le public peut découvrir le site à la belle saison pour des visites guidées et des rencontres autour de la littérature. A deux pas de la basilique, le Clos du Couvent propose aux visiteurs ses vastes jardins en terrasse, ainsi que le bureau de Jules Roy laissé en l’état au premier étage. Le rez-de-chaussée accueille soirées littéraires mensuelles et expositions. Les manifestations et la visite sont libres d’accès : un lieu à découvrir pour tous et toutes.
Le Conseil Général de l'Yonne a acquis la propriété de l'écrivain Jules Roy en 1999. L'objectif est d'en faire une maison d'écrivain, un lieu de culture et de mémoire ouvert au plus grand nombre. Dans cette perspective, Jules Roy a légué au département des manuscrits, de nombreux ouvrages et ses archives personnelles.
La maison et son parc sont situés au pied de la basilique Sainte Marie-Madeleine de Vézelay. Dans cette propriété, chacun pourra s'imprégner de l'œuvre et des combats du "barbare de Vézelay".
(Site du Conseil général de l’Yonne, cliquer : ICI).

(9) Interprétation d'Anna Marly, compositrice. Cliquer : ICI.

(10) Maurice Clavel (1920-1979). Encore un enfant terrible de la littérature française. Résistant mais prenant ses distances avec de Gaulle au moment de la sinistre affaire Ben Barka. Ardent acteur de Mai 68. Belle plume du Nouvel Observateur et de Combat. Créateur, avec Sartre, de l'agence de presse Libération. Il choisit de finir ses jours à Lesquins, village à l'ombre de Vézelay.

(11) (Re)Lire la page 65 de ce blog : du 16 au 26 août 1944, la libération de Paris. Cliquer : ICI.

(12) Jules Roy, Guynemer, l'ange de la mort, Albin Michel, 1986, 351 p.

(13) René Fonck (1894-1953). Aviateur aux 75 victoires homologuées au long de la guerre 1914-1918. Evoquait plutôt un total de 125. Moins glorieusement, en 1942, Live publia son nom sur la "liste noire" des "traîtres" de la France pour cause de collaboration.

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lundi 26 décembre 2011

P. 101. Le Havre, prix Louis-Delluc

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Le prix Louis-Delluc récompense le meilleur film français sorti dans l'année. Il a été décerné au long-métrage "Le Havre" d'Aki Kaurismäki, ce vendredi 16 décembre.

Synopsis :

- "Marcel Marx, ex-écrivain et bohème renommé, s’est exilé volontairement dans la ville portuaire du Havre où son métier honorable mais non rémunérateur de cireur de chaussures lui donne le sentiment d’être plus proche du peuple en le servant. Il a fait le deuil de son ambition littéraire et mène une vie satisfaisante dans le triangle constitué par le bistrot du coin, son travail et sa femme Arletty, quand le destin met brusquement sur son chemin un enfant immigré originaire d’Afrique noire.
Quand au même moment, Arletty tombe gravement malade et doit s’aliter, Marcel doit à nouveau combattre le mur froid de l’indifférence humaine avec pour seules armes, son optimisme inné et la solidarité têtue des habitants de son quartier. Il affronte la mécanique aveugle d’un Etat de droit occidental, représenté par l’étau de la police qui se resserre de plus en plus sur le jeune garçon réfugié.
Il est temps pour Marcel de cirer ses chaussures et de montrer les dents."

Olivier De Bruyn :

- "Cette année, le Père Noël vient de Finlande et, assurément, il ne boit pas que de l'eau. Dans sa hotte, il y a « Le Havre », une fable poétique et politique. Son nom est Aki Kaurismäki. Le cinéaste conjugue tout à la première personne du très singulier. A son propos, on cite parfois Buster Keaton, Ozu, Bresson. A quoi bon... Kaurismäki ne ressemble qu'à lui-même."
(Zoom avant, le 21 décembre 2011).

Eric Libiot :

- "Distribuer un film le 21 décembre paraissait encore incongru ou inconscient il y a quatre ou cinq ans. Ce n'est plus le cas aujourd'hui : l'inflation (trop importante) des sorties oblige à sauter sur tous les mercredis de l'année. Le Havre a, lui, une place toute trouvée vu l'ambiance de conte de Noël qui y règne. Une ambiance peu commune chez le Finlandais Aki Kaurismäki, habitué au froid et au gris. Ces couleurs pimpantes - sans trop exagérer tout de même - lui vont bien au teint. Sur un sujet pas vraiment comique - un ancien écrivain devenu cireur de chaussures héberge un jeune clandestin poursuivi par la police alors que sa femme, Arletty, tombe malade - le cinéaste joue le contre-pied. N'être jamais là où on l'attend est comme une seconde nature chez lui. Aki Kaurismäki reste d'ailleurs fidèle à son parcours : décrire le monde tel qu'il ne va pas et filmer des personnages qui luttent contre l'adversité et le fatalisme ambiant. On ne gagne pas à tous les coups. Là, si. Et ça fait plaisir."
(L’Express, le 20 décembre 2011).

Idrissa rêve de liberté, d'égalité et de fraternité tandis qu'un dénonciateur FN s'emploie à vouloir "rendre la France aux Français"...

A quand la chasse au Père Noël
cet immigré déposant dans nos sabots
un film aussi humaniste ???

Lucie Calet :

- "Dans une ville portuaire où règne la même chasse aux clandestins qu’à Calais, un cireur de chaussures décide d’héberger un jeune migrant black cherchant à rejoindre l’Angleterre. Cinéaste humaniste traquant la moindre lumière des faubourgs, Kaurismäki traite le problème des demandeurs d’asile sur un ton burlesque et nostalgique. Les apôtres de la fraternité habitent entre le quai des brumes et un quartier à poésie fanée. Serviteur duplice ?? de l’administration française, le commissaire Darroussin s’oppose au délateur FN auquel Léaud donne des traits à la Le Vigan. On croise une bonne fille prénommée Arletty. La présence de Pierre Etaix souligne que le cinéaste finlandais dénonce la barbarie des temps modernes sur un ton proche de Chaplin, Tati et Prévert."
(Le Nouvel Observateur).

Thomas Sotinel :

- "Aki Kaurismäki est de ces voyageurs qui retrouvent à chaque destination ce qu'ils ont laissé derrière eux. Au Havre, il s'est installé dans le décor d'Auguste Perret, l'architecte qui reconstruisit la ville après la seconde guerre mondiale, dans l'histoire d'un port façonné par la guerre et le commerce. Il l'a peuplé d'une humanité laborieuse, où l'on retrouve des figures familières : André Wilms, Kati Outinen, Jean-Pierre Léaud.
Comme il est question d'immigrés clandestins, de dénuement et de cancer, on redoute un instant qu'Aki Kaurismäki ne soit en proie à un accès de mélancolie, comme celui qui a donné "Les Lumières du faubourg" (2006), son dernier film en date, exemple parfait de désespoir politique et cinématographique. Mais les éclats de rire qui vous secouent bientôt rassurent sur le caractère du film. Au pessimisme ambiant, Aki Kaurismäki oppose le burlesque et la solidarité de classe."
(Le Monde, 14 avril 2011).

Jean-Baptiste Morain :

- "Le Havre est, dans sa forme même, un film antisarkozyste : non parce que, dans son récit, il dénonce, avec une humanité sans chichis, la chasse aux immigrés ordonnée par nos différents ministres de l’Intérieur depuis des années, mais parce que les personnages ne font pas des grands gestes pour affirmer qu’ils n’ont jamais été des menteurs, qu’ils font ce qu’ils disent et disent ce qu’ils font et autres balivernes qui ne trompent que les sots. On n’est pas des matamores, on ne se paie pas de mots.
L’humanité chez Aki Kaurismäki n’est pas une pose mais une attitude, mélange de dignité populaire, d’ivresse de toutes sortes (les personnages ont évidemment leurs défauts), de sobriété langagière, dans une tradition cinématographique très internationale qu’on pourrait baptiser “les grands laconiques” et qui réunirait certains personnages de Jim Jarmusch, de Raúl Ruiz, de João César Monteiro ou de João Pedro Rodrigues (le Portugais parle souvent par aphorismes)."
(Les Inrocks, 20 décembre 2011).

Face à face sur un quai du Havre : le cireur de chaussures, André Wilms, et le commissaire de police, Jean-Pierre Darroussin (DR)

Christophe Narbonne :

- "Comme Gustave Kervern et Benoît Delépine, ses amis et émules, Kaurismäki filme des hurluberlus magnifiques dont la marginalité est aussi politique que cinématographique. Le cinéma d’Aki Kaurismäki est unique. Il mêle humanisme et alcoolisme, surréalisme et quotidien, soit des choses a priori peu compatibles. Dans "Le Havre", le réalisateur finlandais brosse ainsi le portrait de petites gens qui, confrontées au cynisme du monde moderne, trouvent leur salut dans la picole et la solidarité."
(Première).

Jacques Morice :

- "La France, l'Angleterre, mais aussi l'Afrique noire, l'Amérique du Sud, le Vietnam... Le Havre, ouvert sur la mer, l'est aussi sur les musiques du monde, choisies avec le bon goût qui caractérise Kaurismäki. Elles ne sont pas plaquées, elles font partie intégrante de l'action, elles s'échappent des transistors ou des tourne-disques. Chansons d'avant-guerre, musique gitane, blues, tango : un métissage créatif qui rend dérisoire la notion même de nationalité. L'ami vietnamien de Marcel le dit autrement en confessant que Chang n'est pas son nom : ce sont ses papiers français qui l'ont privé de son nom... Alors, autant pousser l'absurde jusqu'au bout. C'est ce que fait Marcel : « Je suis l'albinos de la famille », balance-t-il un moment au directeur du centre de rétention de Calais pour justifier d'être soi-disant le frère du grand-père d'Idrissa. Etre frère, tout est là. Ce n'est pas la bonté, encore moins la compassion qui anime Marcel. Plutôt une fraternité naturelle de citoyen du monde, qui se passe d'explication. On parle d'ailleurs peu mais bien dans "Le Havre". Avec une politesse exquise. Avec une dignité qui mène à une morale simple comme bonjour : c'est en aidant les autres qu'il peut nous arriver des choses formidables."
(Télérama).

Jean-Louis Le Touzet :

- "Ce qu’il y a de beau et de profond chez Kaurismäki c’est qu’il est allé chercher au fond de la boîte de cirage de Marcel des morceaux de Marcel Aymé, de Prévert et d’Audiberti qu’il a ensuite fixé en aplats sur la toile. Un patron pêcheur emmènera finalement Idrissa au large sur son arche de Noé qui sent le poisson et le fuel. Au loin, l’amer de l’église Saint-Joseph se perd dans la brume. Kaurismäki a eu des prix, mais pas de grands prix. Du moins, jamais la palme d’or, mais il n’est pas le seul et il vient de recevoir le prix Louis-Delluc, ça compte aussi. Pour le reste, le Chaplin finlandais a du génie car il a inventé une grammaire du cinéma écrite sous un sous-bock de bière. Moralité, on quitte "Le Havre" gonflé à l’hélium, heureux et attendri comme une escalope de veau à la normande."
(Libération, 21 décembre 2011).


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jeudi 22 décembre 2011

P. 100. On n'a pas tous les jours cent pages...

Enfin, pas très précisément la centième car en chemin, l'un ou l'autre billet fut suivi d'un bis...
Mais officiellement, bon, on ne va pas chipoter : la page 100.
Comment la marquer d'une pierre blanche ?
Pas sous une avalanche de discours ni en carbonisant des petits fours. Pas en tirant des feux trop artificiels ni en distillant des statistiques élastiques qui disséquent : 23 rendez-vous avec l'histoire (d'octobre 1660 à octobre 2011), 22 films, 48 livres, 42 disques sur le phono, 10 pages dans l'album photos, 9 randonnées à la toponymie vagabonde...  
Peut-être en rapprochant les pages les moins lues, en leur donnant une seconde chance. Avec de pauvres mots qui refusent les tours d'Yvoir mais s'imaginent approcher des rives de la poésie ???

La Colle (Ph. JEA/DR).

ARBRES.
un arbre affamé
peigne sans fin la crinière
et l’aujourd’hui des nuages
                                                les arbres écorchés vifs
                                                demandent à garder leurs écorces
                                                aussi claires qu'avant-hier
des arbres sont de grands architectes, poètes de fond, graveurs d'eaux fortes, tisserrands apprivoisant le temps, chorégraphes visionnaires, joailliers jalousés, chemineaux solitaires, encyclopédistes distingués, bibliothécaires enthousiastes, saltimbanques plus légers que l'air, guérisseurs réputés, luthiers inspirés, photographes phénoménaux, oiseleurs mais pas empailleurs, sculpteurs monumentaux, jardiniers individualistes, astronomes parfois confondus avec des astrologues, parfumeurs modestes, dépendeurs d'andouilles, médiateurs émérites, journalistes pris en otages, saxophonistes brillants, enseignants vilipendés, traducteurs oubliés…

                                                AURORE.
                                              si l’on n’admire plus que poussivement
                                              l’aurore se poudrant
                                              pour son premier rendez-vous
                                              alors changer l’écorce de ses yeux 

                AUTOMNE.
               après le massacre du printemps
               et la chasse à l'été indien
               voici l’automne
               saison qui sera amputée
               si elle ne connaît pas
               ses déclinaisons
               sur le bout des doigts

                                                               AVENIR.
                                                             refusant un avenir de décombres
                                                             nos ombres
                                                             n'ont pas assez manifesté

CAGE.
une cage
un barreau
enrobée dans sa toge
d’avocate disparate
une dernière pie plaide
aussi vaillamment que vainement
contre la peine de mort :
celle-ci ignore tout remords
et les crabes bourreaux
des coeurs et des corps
auront beau broyer du noir
ils ne se tailladeront jamais
les veines

                                         CAILLOU.
                                        si l’on se sent caillou
                                        dans la chaussure d’une rivière
                                        autant continuer à rendre
                                        les compromis boiteux

(Ph. JEA/DR).

                    CHATS.
                   les chats ne s'imaginent pas
                   métamorphosés en aiguilles aiguisées
                   d'une horloge aux trois coups fatidiques

CHEMINS.
les chemins de halages sont des impasses pour les grenouilles voulant se transformer en boeufs muets

                                              CHIEN.
                                             un chien soprano
                                             un peu soporifique
                                             mordille colérique
                                             le pied bot d’une colline 

                CINEMA.
                sur l'écran du cinéma empyrée
                un film fil-de-fériste
                plus en noir qu’en blanc
                c’est fini, le public ?

                                                                               COLOMBES.
                                                                             les colombes découvrent toujours
                                                                             de nouvelles amériques
                                                                             sans sombrer hébétées corps et ailes

CORNEILLES.
seules des corneilles volubiles
volent encore au secours
des jours aux longs détours
si l’on entend des épouvantails
revenir dans les jardins de ses secrets
les reconvertir en portières
ouvertes sur demain

                                                             CRACHIN.
                                                           le crâne rasé
                                                           et authentique maroufle
                                                           en son uniforme noir
                                                           le crachin crachouille
                                                           ses mollards
                                                           qui s’élargissent
                                                           en marécages
                                                           pour oiseaux coupables
                                                           de vouloir peindre
                                                           le triomphe des couleurs
                                                           sur les tumeurs des douleurs

                       EPOUVANTAILS.
                      les épouvantails ne sont pour les gitans
                      que des promesses de mises à sac
                      de leurs terrains vagues

ETOILES.
au cadran fragile des étoiles
il sera bientôt minuit
les voyages restent éphémères
                                                  quand se confondent destins et destinations,
quelques étoiles oublient de s'endormir aux embranchements de la forêt jamais noire
                                           quelques étoiles apatrides
                                           s’excuseraient presque
                                           d'avoir les yeux de faïence
                                           des rescapées
                                           et de ne pas saluer
                                           les habitants amnésiques
                                           d'une kazerne devenue
                                           un jardin d'acclimatation

                                                                                      HERBES.
                                                                                   tant d'herbes refoulées
                                                                                   pour cause de folie

                HIVER.
                l’hiver prépare ses valises
                sous les yeux fatigués
                des arbres costumés
                pour le carnaval des cieux 

                                                          HOPITAL.
                                                        dans cet hôpital
                                                        chaque horloge est amputée
                                                        d’une aiguille au moins
                                                        c’est grave, docteur ?

HORIZON.
un seul hasard
et l’horizon accouchera
d’autres rafles de tziganes

                                                                        LIEVRE.
                                                                      la course d’un lièvre se termine
                                                                      à travers un champ de mines…
                                                                      crevés par des averses perverses
                                                                      mais répétées de silex aiguisés
                                                                      les horizons perdent leur sang
                                                                      devenu trop froid
                                                                      et finissent
                                                                      par se dégonfler
                                                                      en silence autour de lui
                                                                      reste ce lièvre
                                                                      refusant de laisser réduire en fumées
                                                                      ses vieilles barricades
                                                                      et de porter le deuil
                                                                      de ses dernières pavanes
                                                                      avec une enfance
                                                                      depuis si longtemps défunte
                                                                      il espérait échapper
                                                                      aux histoires à sens unique
                                                                      et s’arrêtant brutalement
                                                                      faute d'imagination
                                                                      manque de pagination
                                                                      aux falaises d’une mer bien morte
                                                                      dans son linceul d'écume
                                                                      débordant de crabes
                                                                      bons vivants...

LIVRES.
les livres se rebellent joliment
devant chaque garde-chiourme chicaneur
froissant leurs papiers

(JEA/DR).

                              MEMOIRE.
                             dans la poche de la rivière
                             poignardée
                             un peu de pluie
                             c’est un point d'interrogation, la mémoire ?
                                                                                 tant de mémoires écaillées
                                                                                 par l'écume des absences
                  nos mémoires plurielles et dépavées
                  s’écriront seulement après
                  que toutes les barricades des devoirs
                  aient été renversées
                  comme des encriers

                                                                        MIGRATEUR.
                                                                      si l’on se veut un tant soit peu
                                                                      migrateur se fichant des heures
                                                                      préférer voler
                                                                      sur le dos

MORT.
dans une autre vie
la mort était grossiste
en fruits de mer périmée
elle reste une cleptomane quinteuse
et incorrigible
dont le grenier ressemble
à une brocante fichtrement
foutraque

                                                             NEIGE.
                                                           tombant de branches en étranges
                                                           la neige donne des vertiges
                                                           aux heures blanches des puits

                        NUAGES.
                       des nuages épongent les traces
                       de nos dépassés déchiffrés et
                       des futurs défrichés
                                                                     si des nuages crachinants
                                                                     viennent jouer aux cacochymes
                                                                     sur la scène d'un théâtre en faillite
                                                                     laisser les guichets fermés

NUCLEAIRE.
voici l'ère du nucléaire funambule
clairement mis à nu
sur un air plus que funèbre

                                                  NUIT.
                                                 la nuit tenait la route
                                                 à coup de cafés de plus en plus
                                                 noirs
                                                 tout ça pour retrouver
                                                 une impasse
                                                 au fin fond de laquelle
                                                 même un oiseau ayant abusé
                                                 de gros rouge qui tache les brumes
                                                 ne penserait jamais qu'à déchanter
                  chaque soir, la nuit
                  reconnue handicapée à 68%
                  trébuche sur la même colline
                  puis tombe à la renverse
                  jamais personne ne la relève
                  ... au contraire
                  le service d’ordre des nuages
                  la piétine avec ses chaussures à clous
                  et avec délectation
                                                                        les paupières de la nuit
                                                                        se font lourdes
                                                                        pour protéger une double peine

OBJECTEUR.
objecteur de conscience sans illusions et sans cravate
mais coiffé volontiers d'un panama
incapable de rendre ventriloque un piano mécanique
mais sifflotant le temps des cerises
se demandant comment marcher au futur antérieur
mais jamais sur une musique militaire
encourageant les agneaux à ne pas garder le silence
mais sans pour autant importuner le vent
imitant volontiers l'accent circonflexe
mais seulement au dessus du cercle des amis disparus
clown taiseux et buvard
mais sans sortie des artistes
ne prenant jamais de médocs pour dormir
même debout
mais aimable somnambule pour du juliénas
collectionneur d'encriers
mais après les avoir écrits jusqu'à la dernière goutte

                                                                             OCEAN
                                                                           qui retourne sans cesse
                                                                           la poivrière du ciel
                                                                           et la salière de la terre
                                                                           finira par renverser
                                                                           l'huilier de l'océan
                    OISEAU
                   un oiseau incorrigible
                   incrédule se laisse porter
                   par un vent pourtant incurable
                   c’est déroutant, l’épouvantail ?
                                                                là-bas
                                                                voyez se déroulant
                                                                une course de side-cars pour oiseaux
                                                                se défoulant en pagaille…
quels sont ces oiseaux
traversant les rêves des migrants
pour réanimer leurs mystères ? 

                                                  OMBRES
                                                si l’on fait de l’ombre
                                                à sa propre ombre
                                                se dire que minuit
                                                n’est quand même plus très loiN
                                                                                              quelques ombres escortent
                                                                                              le passage obligé des heures
                                                                                              et pastichent pêle-mêle
                                                                                              les peines de mort
                                                                                              et les amnisties porte-clefs

(Ph. JEA/DR).

PAPILLON
un papillon en fauteuil roulant
tente encore de tirer son épingle
de ce jeu de perdants
au soleil déclinant
dérivant déprimant
déchirant
                                               le papillon fera un noeud
                                               au mouchoir de ses ailes
                                               pour ne pas oublier
                                               l'anniversaire de la mort du cygne...

                PLANETE
               aux quatre coins
               de notre planète faisant sa ronde
               de nuit
               combien d'enfants
               avec dans les yeux
               le sable des punitions
               car ils sont plus attirés
               par les secrets à l'abandon
               que par les jardins publics ?

                                                                                         PLUIES
                                                                                      les pluies n'ont pas assez
                                                                                      de larmes pour pleurer
                                                                                      la barbarie gangster gangreneuse

                    REVES
                   les rêves argentés craignent d'être
                   irradiés par tant de champignons
                   aux hallucinations contaminées

RIVIERES
les draps de lit de la rivière
restent froidement froissés
et des crétins homophobes
cherchent un gué
pour le massacrer à la massette
                                               les rivières paniquées ne veulent pas
                                               devenir des vallées de pierres tombales
                                               et les pierres être liquidées...

                                                                                           ROMS
                                                                                        tandis que sur les roms
                                                                                        fulgure la foudre
                                                                                        un seul arbre ose protester
                                                                                        un ruisseau peint la scène
                                                                                        avant qu’elle ne s’efface
                                                                                        comme si c’était la dernière

                                      SOLEIL
                                     le soleil migrant désire vivre encore
                                     après minuit sans monter
                                     sur de grands chevaux radioactifs
le soleil s’est pris les pieds
dans un tapis de nuages
et rate une marche
vers la Sambre
ou la Meuse
                                                         demain matin, le soleil,
                                                         encore en bretelles et en pantoufles,
                                                         se fatiguera de taper
                                                         mécaniquement du piano
                                                         et passera la main...
            un soleil sans-culotte
            mais son chiffon rouge autour du cou
            chante comme on s'aime
            c’est sans lendemain, l’artiste ?

(Ph. JEA/DR).

                                                                                         SOLITUDES
                                                                                      tant de fausses sollicitudes
                                                                                      pour tant de vraies solitudes

TERRE
la terre a tellement peur
des heures que sa peau en crevasse
à la surface des lassitudes

                                                            VENT
                                                          le vent découpe
                                                          comme un diamant brut
                                                          et se disperse en averses de cendres
                        le vent tire les nuages
                        par les cheveux
                        sous prétexte qu’ils sont bohèmes

              VIE
             gare au terminus d'une vie mise sur les rails d'un train-train quotidien

                                                                                VILLE
                                                                              sur les murs qui amochent la ville
                                                                              la prose des affiches proclame
                                                                              la proscription des mendiants
                                                                              c’est glorieux, M. le Maire ?

ZIGZAGS
les zigzags perturbent profondément ceux qui prennent les voyages pour des autoroutes de la désinformation...


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Supplément imprévu : quelques liens déposés dans les commentaires


Couperin et pas seulement les "Barricades mystérieuses" de par la grâce de Christophe Rousset



Cesaria Evora : Sodade (Paris 2004).



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