MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

lundi 13 juin 2011

P. 43. "La mauvaise réputation" de Brassens

.

(Mont. JEA/DR).

Près de 1600 écoles et lycées, rues et places de France portent son nom. On pourrait le craindre définitivement récupéré et momifié. Mais chassez le naturel d'une société facilement faux cul et ce naturel - répressif autant qu'intolérant - revient à la charge !
Car chanter Brassens en 2011 peut encore vous conduire dans un hôtel de... police. Pour outrages forcément insupportables aux dignes représentants de la force publique...  

Libé-Toulouse :

- "L’audition de ce jeudi 9 juin au commissariat central de Toulouse a-t-elle à voir avec le casting de la prochaine Star Academy ? L'agent de faction à l’entrée de l'hôtel de police n'apprécie que moyennement la question.
L’affaire est sérieuse : 29 choristes de La Canaille du Midi sont convoqués pour avoir, la veille, entonné la chanson Hécatombe de Georges Brassens devant le palais de justice et ledit commissariat. Ils doivent y répondre du délit d’outrages à agents dépositaires de la force publique.
Les auteurs du délit, plutôt jeunes tendance libertaire, partagent le petit-déjeuner sur le trottoir jouxtant le commissariat. Biscuits, café et commentaires : «Si on ne peut plus se moquer du pouvoir, ce n’est pas possible, dit Julien, électricien. D’un côté il ya des ministres qui démissionnent pour des faits graves et de l’autre, on interpelle des gens pour un simple charivari»
«C’est complètement idiot de les poursuivre pour avoir chanté du Brassens, renchérit Marie-Paule, 77 ans, alertée par un message diffusé sur la toile. Si ça continue, on va se retrouver un jour devant des bâtiments officiels avec en façade la devise Travail, Famille, Patrie.»
10h00 Julie, l’une des premières auditionnée sort du commissariat. La jeune femme rend compte à ses camarades : «Ils ne nous ont pas mis en garde à vue, dit elle. Ils ont juste pris nos identités. L’un des policiers a évoqué la possibilité d’un relevé d’ADN, mais les autres ne l’ont pas suivi».
En attendant leur tour de passer à ce casting policier, certains répètent déjà de nouvelles chansons. Julien prévient: «S'il nous est fait procès, nous chanterons Gare au gorille à l’audience»."
(10 juin 2011).

Ce vif intérêt et cette sensibilité policière pour l'oeuvre de Brassens remontent au moins à 1954. Si l'on en croit les archives des Renseignements Généraux.


Fac simile de la note des RG (Doc. JEA/DR).

14 juin 1954 : selon les RG,
"Brassens est un anarchiste
arrivé"...


Voici in extenso, la note à "ne pas communiquer" et rédigée en date du 14 juin 1954 par un policier connaissant la musique (au moins celle de la garde républicaine), habile à flatter le voyeurisme de ses supérieurs, pas entièrement dupe de son rôle de délateur et protégé par l'anonymat d'une note blanche...

          "En avril dernier, il a été écrit de Georges BRASSENS,
après une audition de ses oeuvres à la Maison de la Pensée -
dont il était l'un des principaux invités - :

          "BRASSENS est un gorille qui est encore dans la
forêt vierge.....! Profitez-en ....!".

          Dans sa concision cette boutade campe magistralement
l'actuelle personnalité de ce jeune chansonnier d'avant garde.  
                                 
                               ***

          Georges Charles BRASSENS est né le 22 octobre 1921 à
Sète (Hérault), de Jean Louis et de DAGROSA Elvire, Français
par filiation, il est célibataire, sans enfant. Il est domi-
cilié 9 impasse Florimond à Paris (14e), chez une dame PLANCHE
depuis le 1er janvier 1939.

          On le remarque à Paris depuis 1942, où il s'inscrit
à la Société des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique
(S.A.C.E.M.)

          Dès la Libération, il se dit "homme de lettres" et
collabore occasionnellement à divers journaux et revues.

          Il passe pour anarchiste: l'hebdomadaire "Le Libertai-
re" organe de la Fédération Anarchiste, l'indique en effet à
cette époque, comme l'un de ses rédacteurs.

          Dans un article de lui intitulé "Trois Petites Let-
tres" paru en avril 1947 dans le premier numéro du "Combat
Syndicaliste", il critique la C.G.T., fail l'apologie de la
Centrale Syndicaliste Anarchiste et attire l'attention des au-
torités par le côté acerbe de ses critiques des institutions
de notre régime.

          Mais son activité "anarchisante" s'arrête là.....
ou plutôt s'exprime de toute autre façon, en s'évadant en poèmes
et chansons...

          Il y a dans ses oeuvres de la rancoeur, de l'acidité
mais toujours de la poésie, avec assez facilement une pointe
de gaillardise.

          Chansons poétiques : "Le Fossoyeur" - La Chasse

                                                                             /...

aux papillons" - "Il n'y a pas d'amour heureux" - où il a
mis en musique des vers d'Aragon; 

          - gaillardes : "Le Gorille" - "Hécatombe" - etc.... 

          En tout une soixantaine de chansons, dont : "La Mau-
vaison réputation" - "Le Parapluie" - "Le Petit Cheval" -
"Corne d'Auroch" - "Le Vent" - "J'ai rendez-vous avec vous" -
"Bancs publics" - "Ballade des dames du temps jadis" - "Comme
hier" - "Pauvre Martin" - Brave Margot" - "Il suffit de passer
le pont" etc....

          Sa notoriété grandit tandis que diminue son intellec-
tualisme anarchiste ..... Il se produit maintenant à la Radio-
diffusion et à la Télévision française, et devient une vedette
des cabarets et théâtres de chansonniers.

          Peut-être pour rester un peu fidèle à lui même, il
garde au physique le rude aspect de ses débuts : l'oeil dur
et le poil hirsute, il promène sa grande silhouette très Saint-
Germain des Prés..... Mais le costume, déjà, provient d'un bon
faiseur.... Georges BRASSENS est maintenant un "anarchiste arri-
vé"!"?

                                  ***

          Comme à toute vedette masculine à belle stature
(1m77) - cheveux bruns - yeux marrons foncé - teint très mat -
les succès féminins jalonnent sa route.... Il semble en profi-
ter sans exagération, et nu-lle liaison connue ne trahit son
indépendance affichée.... Petite anicroche, cependant, en
1953, où il aurait été mis en cause, pour complicité d'adultère.

          L'affaire est en cours et deviendra peut être pour lui
sujet à chanson nouvelle.

                                  *** 

          Au demeurant, Georges BRASSENS est un nom qui n'a
pas encore pris toute sa valeur commerciale, et le rustre chan-
sonnier de ses débuts sera probablement dans son genre - l'âge
et la pondération aidant - une grande vedette de la chanson.

          Il a été récemment élu Grand Prix du Disque 1954
(Académie Charles CROS).

                                  *** 

          Georges Charles BRASSENS n'est pas noté aux Sommiers
Judiciaires."


Délivrée le 20 février 1967, la carte nationale d'identité de Georges Brassens - l'original porte aussi une empreinte digitale sous la signature (Doc. JEA/DR).

Ce rapport des RG était présenté à l'exposition "Brassens ou la liberté", Cité de la Musique, ouverte du 15 mars au 21 août 2010.

A vous qui souhaiteriez un autre éclairage que policier sur le thème "Brassens et l'anarchisme", il est proposé de feuilleter Le Libertaire du début des années 70...

Henry Bouyé et Georges Fontenis :

- "Un jour au courrier, entre autres articles, nous en trouvâmes un, non signé, remarquablement bien écrit, traitant avec un humour féroce, des variations de comportement propres à un policier conscient de la dignité de sa fonction……Nous décidâmes de le publier. Le lendemain de la mise en vente du journal, nous vîmes arriver au bureau, un gaillard tout souriant et étonné. Il ne pensait pas que quelqu’un pût publier un papier semblable, car bien trop incisif. Telle fût l’entrée en matière entre Brassens et les Anarchistes. C’est à la suite de ce premier contact, que G. Brassens voulut bien nous fournir des articles qui ne démentirent jamais la richesse de sa plume. Un beau jour, il fut désigné comme Secrétaire de Rédaction, mais vint un moment où il décida de cesser toute collaboration.  
Nous tenons à souligner car le cas est rare, que Georges malgré la promiscuité due à son métier, malgré les succès monstres qu’il a connus (….) est resté toujours le même. Il n’a jamais été gagné par le cabotinisme, c’est là le propre d’une personnalité comme on en voit peu dans son milieu professionnel."
(Le Libertaire, Nouvelle série, n°6, 1971).

Et pour ne pas laisser aux RG le monopole de la critique musicale, ce "fragment" rédigé deux mois avant le rapport policier.

Roger Toussenot : 

- "Jamais homme vivant et lyrique abstrait ne m’a autant bouleversé. Il est seul. Cette voix étrange contient toute la richesse tragique et profonde de Villon, la pitié philosophique de Shakespeare, et l’ardente poésie du sentiment anarchiste. Cet homme qui chante la révolte est un doux, ce pur poète, si dignement dépouillé, est une conscience…" 
(Fragments, Mars 1954).

La conclusion sera laissée à l'un de ses meilleurs copains d'alors.

René Fallet :

- "[Georges Brassens est] un bon gros camion de routiers lancé à tout berzingue sur les chemins de la liberté."
(1953).



.

11 commentaires:

  1. certainement pas "arrivé" dans son esprit - calmé et savourant de ne plus être dans la dèche sans doute, mais toujours anarchique, ce qui ne signifie pas forcément violence, non ?

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  2. Il était beau comme un camion ! et il l'est toujours, ses chansons sont éternelles !

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  3. La chasse à Brassens est grotesque : les pandores se sont montrés ici à la hauteur de leur réputation parfois usurpée.

    Brassens sous vitrine reste donc plus sage que Brassens chanté dans la rue. La rue serait le musée de la subversion ?

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  4. Ce qui prouve que les jeunes ont des références en musique et qu'ils ne se confinent pas à un seul style de musique. Ce qui est plutôt encourageant non????

    Quand la "1ère dame" chante Brassens, cela ne fait pas tant de remous.....

    Attention les juges!!!!

    Gare au gorille!!!!


    Chrys

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  5. Un charivari bien dans le ton :

    "On nous a vus c'était hier
    Qui descendions, jeunes et fiers
    Dans une folle sarabande
    En allumant des feux de joie
    En alarmant les gros bourgeois
    En piétinant leurs plates-bandes."

    (Boulevard du temps qui passe)

    Salut au pilote !

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  6. tout change et rien ne change apparemment
    Après avoir comme il se doit salué le grand Geoges j'ai envie de chanter un peu de Brel

    "plus ça devient vieux plus ça devient ..."

    Ah Monsieur le Commissaire !

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  7. "Je ne fais pourtant de tort à personne en suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome...Ah les braves gens n'aiment pas que l'on suivent une autre route qu'eux..." ;))

    bises vers vous.

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  8. Oui, Dominique, quand on est c. on est c.
    Je vais me réécouter un peu de ce subversif là après ce clic...

    Merci pour ces morceaux d'archives.

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  9. Allez savoir quel refrain aurait tiré de ce fait "divers" notre tendre impertinent ?

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  10. On est tous cernés par des "C", ce n'est pas ce qui manque.
    A quand la rue Georges Brassensà Toulouse ? Il le vaut bien comme dirait une certaine publicité.
    Il reste un grand auteur comme J. Brel que l'on ne se lasse pas de réécouter. Tous deux doivent bien rire s'il nous voient.

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  11. Voilà, j'ai (enfin) trouvé la traduction de ce papier écrit en 1981 par G.G.Márquez sur Brassens.
    http://mondalire.pagesperso-orange.fr/marquezBra.htm

    Une scène au poste de police....à l'époque.

    Merci JEA.

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