MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

jeudi 13 septembre 2012

P. 181. 8 septembre 1970 : Truffaut, Sartre, la Cause du peuple et la Cour de sûreté de l'Etat

.

François Truffaut,
Correspondance,
Lettres recueillies par Gilles Jacob et Claude de Givray,
Notes de Gilles Jacob,
Avant-propos de Jean-Luc Godard,
Ed. 5 Continents - Hatier, 1988, 672 p.

Editeur


- "Ces cinq cents lettres écrites au jour le jour, racontent sur quarante ans (1945-1984) l'histoire au quotidien de l'homme et du cinéaste."

Gilles Jacob


- "On n'écrit plus de nos jours, on télexe, on faxe. Au mot « épistolier », le Petit Robert accole l'abréviation « vx » (vieux), signe que le mot n'est plus employé. La fonction non plus. Truffaut, qui a écrit des centaines de lettres, est peut-être le dernier des épistoliers."
(Préface).

Diaktine Anne

- "La correspondance publiée chez Hatier est adressée essentiellement à Robert Lachenay, Helen Scott, Charles Bitsch, Eric Rohmer, Jean Gruault, ou Jean-Louis Bory.
Cela suffit, pas besoin d'explications pour voir François Truffaut vivre, jouer avec ses filles, se débattre avec la biographe d'Adèle H. dès 1973, ou récuser l'accusation d'être récupéré par «le système».
Il y a cependant une lettre en partie inédite que Madeleine Morgenstern, l'ex-épouse du cinéaste, a confiée au metteur en scène Marie-Paule André. C'est cette longue réponse, adressée à son «père légal», après le triomphe des Quatre Cents Coups à Cannes, qui provoque l'acné de l'émotion.
"J'aurais tourné le film le plus effroyable du monde si j'avais dépeint ce que fut mon existence rue Navarin entre 1943 et 1948, mes rapports avec Maman et toi. Durant toute la période des restrictions, je n'ai pas mangé un morceau de chocolat; vous l'emmeniez à Bleau. Vous partiez le samedi en ne me laissant pratiquement rien. Une des trois clefs de l'armoire ouvrant la bonnetière, je me débrouillais en volant du sucre (une rangée entière pour que cela ne se voit pas trop). Je vivais dans le mensonge et la peur dès le dimanche soir. Souvent, le soir, avant ton retour du travail, Maman me disait: "ton père est le seul à travailler dur, ici; quand je te demanderai si tu veux des légumes une seconde fois, tu refuseras car il a besoin de manger plus que nous." ...
Il y a aussi des moments exceptionnels de tension entre maman et moi, comme lorsque j'étais assis par terre et qu'elle me donnait des coups de pieds."
Depuis (…), on sait que Truffaut eut un début de vie encore plus difficile que ne le montrent ses films".
(Libération, 16 décembre 1996).


Truffaut : "J'ai appris (...) que le journal La Cause du peuple (...) était systématiquement saisi avant même que les autorités aient pris connaissance des textes qu'il contenait. J'ai appris également que la police appréhendait, arrêtait et inculpait les vendeurs..." (Cad. JEA/DR).

Lettre en date du 8 septembre 1970 :
au Président de la Cour de sûreté de l'Etat


- "Monsieur le Président,

(...) Dans les premières semaines de juin, j'ai appris à travers la presse que le journal La Cause du peuple, dont Jean-Paul Sartre venait d'accepter la direction, était systématiquement saisi avant même que les autorités aient pris connaissance des textes qu'il contenait. J'ai appris également que la police appréhendait, arrêtait et inculpait les vendeurs de ces journaux et parfois même les lecteurs, pourvu qu'ils détiennent deux exemplaires dans leur poche ou dans la sacoche d'un vélosolex.
Je savais, toujours pour l'avoir lu dans Le Monde, qu'une cour de justice, celle de Rennes, je crois, avait refusé quelque temps avant de suspendre la parution de ce journal.
Tout cela montrait bien que le ministre de l'Intérieur (1) n'hésitait pas, afin de persécuter le journal, à commettre des actions qu'il faut bien appeler illégales.
Je n'ai jamais eu d'activités politiques et je ne suis pas plus maoïste que pompidoliste, étant incapable de porter des sentiments à un chef d'Etat, quel qu'il soit.
Il se trouve seulement que j'aime les livres et les journaux, que je suis très attaché à la liberté de la presse et à l'indépendance de la justice.
Il se trouve également que j'ai tourné un film intitulé Fahrenheit 451 (2) qui décrivait pour la stigmatiser une société imaginaire dans laquelle le pouvoir brûle systématiquement tous les livres; j'ai donc voulu mettre en accord mes idées de cinéaste et mes idées de citoyen français.
C'est pourquoi le samedi 20 juin, j'ai décidé de vendre sur la voie publique le journal La Cause du peuple. J'ai rencontré là, dans la rue, d'autres vendeurs et, parmi eux, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le public, dans la rue, était intéressé, ma pile de journaux fondait à vue d'oeil et lorsqu'un agent s'est présenté devant nous, j'ai eu le plaisir de lui offrir deux exemplaires de La Cause du peuple qu'il a tenus à la main, ce qui aurait pu éventuellement lui valoir des poursuites. Une photo, prise par un passant, confirme l'exactitude de cette scène. Après nous avoir engagés à nous disperser, l'agent a demandé à Jean-Paul Sartre de le suivre au commissariat, ce que l'écrivain a fait bien volontiers (...).
Si l'agent de police a demandé à Jean-Paul Sartre de le suivre plutôt qu'à moi, c'est manifestement parce que je portais une chemise blanche, un costume sombre et une cravate, tandis que Sartre avait un blouson de daim froissé et usagé (...).
La suite de la scène allait me confirmer dans cette impression puisqu'un promeneur ayant reconnu Sartre apostropha l'agent : "Vous n'allez tout de même pas arrêter un prix Nobel !". Alors, on vit cette chose étonnante, l'agent lâcher le bras de Jean-Paul Sartre, accélérer sa marche, dépasser notre groupe et filer droit devant lui si prestement qu'il nous eût fallu courir pour le rattraper. La preuve était faite qu'il existait deux poids, deux mesures, et que la police décidait ses interpellations, non pas à la tête du client, mais à celle du vendeur.
Je ne puis terminer ce témoignage qu'en recommandant à mes collègues, les vendeurs de La Cause du peuple, de s'habiller tous les jours "en dimanche" et de refuser le prix Nobel si jamais on leur propose (...).

(s) François Truffaut." (3)


Truffaut : "Il se trouve également que j'ai tourné un film intitulé Fahrenheit 451"...

NOTES :


(1) Raymond Marcellin (1914-2004). Comme Mitterrand, décoré de la Francisque de Pétain avant d'entrer dans un mouvement de résistance. Ministre de l'Intérieur de mai 1968 (après l’essoufflement du mouvement) à février 1974. Rendu célèbre par une tentative de pose de micros par la Défense et Sécurité du Territoire... pour espionner Le Canard enchaîné (1973).

(2) Fahrenheit 451



Encyclopédie de l’Agora :

- "Avec Fahrenheit 451 (1966), Truffaut fait une de ses rares incursions dans le monde de la science-fiction (on le verra également interprétant un scientifique français dans le film Rencontre du troisième type de Steven Spielberg). Ce film marie ses deux grandes passions: la littérature et le cinéma. Truffaut y décrit un monde où les livres sont interdits et brûlés par les pompiers."

Bertrand Priouzeau
:


- "La clandestinité reste un thème fortement présent dans La Peau douce, Fahrenheit 451 et La Mariée était en noir. Le personnage principal,livré à notre regard, s’inscrit dans une action qui doit justement rester secrète. Le plaisir de tels films naît de l’aspect illicite de ce qu’ils donnent à voir ; le spectateur peut suivre les variations liées au thème du film, c’est-à-dire les situations engendrées par le fait que le héros ait dévié de la normalité. Autrement dit, ces films permettent à Truffaut de mettre en forme des trajectoires qui ne pourraient être suivies dans la réalité, soit parce qu’elles sont imaginaires, soit parce qu’elles naissent d’un fait-divers et sont donc vécues par des anonymes et nous échappent.
(Un Art de la Fugue, Le Cinéma de François Truffaut, Mémoire)."

Arte :

- "À la fin du journal de tournage de FAHRENHEIT 451 (1966), son cinquième film, François Truffaut écrivait : "Je suis un cinéaste français qui a trente films à tourner au cours des années à venir; certains réussiront, d'autres pas et cela m'est presque égal pourvu que je puisse les faire." À 34 ans, Truffaut n'imaginait certes pas que la mort viendrait, moins de vingt ans plus tard, le 21 octobre 1984, interrompre prématurément l'accomplissement de ce programme et que son vingt-et-unième long métrage, VIVEMENT DIMANCHE !, sorti sur les écrans parisiens le 10 août 1983, serait son ultime succès et le point final d'une oeuvre mondialement célébrée."
(Archives).

(3) PP. 387-388.


Signature de François Truffaut (Doc. JEA/DR).

C'était un hommage clin d'oeil à François Truffaut, qui fit si bien les 400 coups pour que "le cinéma règne" et que la "nuit américaine" fasse de nous des voyageurs assis devant les écrans des salles obscures...
Cet hommage devait être publié le 8 septembre. Il a été retardé eu égard à l'actualité belge : la reconnaissance par la Premier Ministre Di Rupo, des responsabilités réelles de la Belgique dans la persécution des juifs du Royaume.




Les films à l'affiche du cinéma rural de ce blog ? Cliquer : ICI.

Quelques livres dans la bibliothèque de ce blog ? Cliquer : ICI.

.

21 commentaires:

  1. dans mon souvenir Truffaut que j'aime beaucoup (oui pour Farenheit, oui pour la peau douce, les 400 coups et bien d'autres) était un homme de droite assez dure. Comme on se trompe...
    je me demande d'où me venait cette impression

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. ses critiques au Cahier du Cinéma n'étaient pas écrites à l'eau de rose... et Truffaut n'a pas frappé timidement à la porte du cinéma français pour demander que les anciens monstres sacrés daignent accorder à la "nouvelle vague" quelques restes au banquet du 7e art
      bref, il a fait les 400 coups pour que cette "nouvelle vague" ne reste pas mimitée à une tasse de thé mais au contraire fasse le tour du globe
      ce fut épique et parfois intellectuellement sanglant
      mais, sauf erreur de ma part, non pas un combat politique mais esthétique : le david du cinéma nouveau venant faire trembler le goliath d'un cinéma devenu académique

      Supprimer
  2. "en recommandant à mes collègues, les vendeurs de La Cause du peuple, de s'habiller tous les jours "en dimanche" et de refuser le prix Nobel si jamais on leur propose (...)."

    Je me demande quels termes il faudrait actualiser dans cette phrase pour la rendre toujours vraie...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. en recommandant à mes voisins, les roms, de s'habiller en queue de pie pour jouer en rue leur musique et de refuser le prix Django Reinhardt qu'ils méritent tant...

      Supprimer
  3. "Donner des détails, des détails pris sur le vif. Les bons écrivains touchent souvent la vie du doigt. Les médiocres ne font que l'effleurer de la main au passage. Les mauvais la violent et l'abandonnent en pâture aux mouches.
    Maintenant, comprenez-vous d'où vient la haine, la terreur des livres ? Ils montrent les pores sur le visage de la vie." (Ray Bradbury, "Fahrenheit 451")

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Ray Bradbury :
      - "Regarde le monde, il est plus extraordinaire que tous les rêves fabriqués ou achetés en usine..."

      Supprimer
  4. Fahrenheit, un film qui m'avait impressionné plus que tous les autres.
    451: point d'auto-combustion, en degrés Fahrenheit, du papier. Reste l'encre.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. voilà qui rappelle aussi ces militaires aux bottes et à la cravache de Pinochet, eux qui assassinèrent dans les flammes les livres consacrés aux peintres cubistes car ceux-ci, n'est-ce pas, ne pouvaient être que des propagandistes du régime de Cuba...

      Supprimer
  5. @ JEA : je ne me souvenais pas de cette photo de Truffaut vendant "La Cause du peuple" car celle de Sartre (en compagnie de SdB) avait été nettement plus diffusée dans la presse.

    Par contre, son action contre la tenue du festival de Cannes, "après Mai" (c'est le titre du film d'Olivier Assayas qui vient de recevoir le prix du meilleur scénario à Venise, alors qu'il n'a rien obtenu... cette année sur la Croisette !), demeure vive, comme son engagement politique à gauche.

    Merci pour ces faits historiques remis à jour. Quant au rappel de la francisque de Mitterrand, on sait qu'il fut par la suite un résistant incontestable, aux yeux mêmes du général de Gaulle.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Cher Dominique,

      la note 1 n'a sans doute pas été rédigée en toute clarté, de Gaulle pouvait d'autant moins reprocher à Mitterrand sa francisque que le général avait choisi comme ministre de l'Intérieur Marcellin, autre titulaire de cette décoration vichyste
      Marcellin était membre du réseau de l'Arche de Noé (M-M Fourcade)
      de Gaulle contesta d'autant moins la qualité de résistant à Mitterrand que le CNL reconnut celui-ci à la tête du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés au détriment du propre neveu du général, Michel Cailliau

      Supprimer
  6. Deux poids, deux mesures...on aurait aimé que cela s'arrête là.

    À voir pour moi la plupart de ses films, merci JEA.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Chère Colo

      à vous, je puis confier cette anecdote : j'étais membre de la commission cinéma du ministère de l'Education nationale qui fit tomber l'interdiction de projeter dans les établissements "les 400 coups"
      pourquoi fallut-il attendre les années 80 ? pour ne pas troubler nos jeunes avec l'histoire d'un ado en révolte ? pour éluder les questions sur les fugues ? que nenni ! à cause de scènes très courtes comme celle où la psy laisse tomber son crayon pour observer le comportement de l'ado, ou pour les mains du père qui cherchent la poitrine (habillée) de la mère...

      Supprimer
  7. J'ai adoré Fahrenheit 451 de Bradbury, peut-être pour ça n'ai-je pas vraiment apprécié le film de Truffaut (que je n'aime pas vraiment comme réalisateur) mais j'apprécie l'homme qui s'implique ...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. sa "Nuit américaine" reste cependant l'une des plus belles déclarations d'amour au cinéma...

      Supprimer
  8. Merci pour la photo que je ne connaissais pas! Et pour l'annecdote qui est savoureuse. Truffaut est une de mes découverte de cinéma (avec Godard) et je luis suis restée fidèle (Godard moins)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. il a vraiment l'air d'un enfant de coeur sur cette photo mais comme le rappelait D. Hasselmann, les clichés avec Jean-Paul et (toujours en arrière) Simone, furent beaucoup plus diffusés...

      Supprimer
    2. pas trouvé Simone! un comble puisque j'enseigne justement à Simone de Beauvoir!

      Supprimer
    3. las, ma réponse vous a fourvoyée : si es photos les plus connues montrent Sarte suivi de Simone de Beauvoir, elles font cruellement défaut dans ma documentation
      par contre, voici un lien :
      http://www.regietheatrale.com/index/index/thematiques/auteurs/sartre/jean-paul-sartre-6.html

      Supprimer
  9. Très bonne idée que cet hommage à F.Truffaut! Il m'a permis de revoir cette acrtice magnifique, Jacqueline Bisset, qui a hélas disparu des écrans...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. dès son premier film en 1964,"Le Knack" de Richard Lester, les yeux de Jacqueline Bisset ont hypnotisé le cinéma...

      Supprimer
  10. La lettre inédite est bouleversante, à ce sujet, lire le In memoriam de Paul Léautaud ou "quand vient la fin" de Raymond Guérin... la question du père... toujours.

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont modérés dans la mesure où les spams ne sont pas vraiment les bienvenus (ils ne prennent pas de vacances)