MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

jeudi 23 juin 2011

P. 46. "Mafrouza", cinq films en un

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Emmanuelle Demoris ne doute de rien... Deux années durant, elle filme un quartier condamné du côté d'Alexandrie. Elle ne s'encombre ni d'acteurs, ni de mises en scène. Elle tourne sans scénario, sans décors. Elle tourne avec les gens qui ne jouent pas mais qui existent tels quels. La cinéaste tourne toujours sans jamais tricher, eux non plus. Elle prend tout son temps, elle ne vole pas le leur !!!
Puis Emmanuelle Demoris revient d'Egypte avec des heures et des heures de pellicules. Un long fleuve qu'elle ne va pas formater, canaliser à tort et à travers, détourner au service d'on ne sait quel voyeurisme. Les habitants de Mafrouza ne seront pas réduits à des caricatures, à des : "vous avez 50 secondes pour m'expliquer votre misère..."
Sans eux, elle ne serait qu'une cinéaste avec une caméra comme une coquille vide. Sans elle, le 7e art n'aurait pas été partagé avec les Mafrouzains (?).
Et les spectateurs tirent mentalement leur chapeau et expriment toute leur gratitude à cette réalisatrice si généreusement talentueuse.
Et les salles obscures nous éclairent gravement. 

Synopsis :

- "Mafrouza est un film en 5 parties tourné par Emmanuelle Demoris au fil de deux années passées à Mafrouza, bidonville d’Alexandrie construit sur le site d’une nécropole gréco-romaine. Partant des premières rencontres avec ses habitants, Mafrouza raconte les destins de quelques personnes qui se répondent en une chronique polyphonique.
Si la vie est dure à Mafrouza, tous résistent avec grâce et force. Adel et Gahda, jeune couple à la recherche du bonheur, Mohamed Khattab, épicier-cheikh humaniste, Hassan, voyou chanteur épris de liberté, Abu Hosny, vieux solitaire au logement inondé, la paysanne Om Bassiouni et son four à pain, les Chenabou, famille de chiffonniers, Gihad, jeune lutteuse, tous incarnent et racontent cette résistance qui est la leur et qui fait de leur quartier un espace de liberté et de vitalité.
Mafrouza prend le temps de rentrer dans ce monde pour en saisir les complexités, mais aussi pour raconter à travers ces histoires la rencontre entre ces personnes de Mafrouza et celle qui vient les filmer. Car cette expérience de rencontre pose des questions de cinéma et interroge le regard que nous portons sur l’autre. Et si Mafrouza donne l’occasion de battre en brèche les idées reçues sur les pauvres, l’Orient ou l’Islam, il questionne ainsi aussi en miroir notre façon de regarder et de vivre (en Europe ou ailleurs)."


Mafrouza :
"Mille petites subvertions
en permanence..."

Emmanuelle Demoris :

- "Ce qui me frappait, c’était la lucidité que les gens de Mafrouza avaient par rapport à leur intervention dans le film. Un tiers du temps que j’ai passé dans le quartier s’est passé à expliquer le pourquoi et le comment du film, notamment pour dissiper le risque d’un voyeurisme sur la pauvreté. Et je ne voulais pas établir de barrière entre ces moments et le reste de ce que je filmais."
(Interview par Nicolas Feodoroff, FID Marseille).

- "Les Egyptiens qui ont vu Mafrouza ont exprimé leur admiration pour les habitants de ce quartier informel, qui ont construit leur monde et leurs lois, sans rendre de comptes à une autorité. En dépit de la pauvreté et des difficultés quotidiennes (les rats, la montée des nappes phréatiques, etc.), ils s'organisaient comme ils voulaient. Lors du débat qui a suivi une projection, l'un des personnages du film, Adel, a même dit : "On pouvait être spontanés et libres."
Mafrouza, c'était mille petites subversions en permanence. Un peu comme sur la place Tahrir, pendant la révolution : les manifestants se sont organisés. Ils n'avaient pas besoin d'un chef pour avancer. Un spectateur m'a avoué qu'au départ, il était contre la révolution. Et lorsqu'il a découvert la misère des quartiers pendant le mouvement de contestation, il a décidé de la rejoindre. "Il fallait reprendre le pays en main", m'a-t-il dit."
(Interview par Clarisse Fabre , Le Monde, 15 juin 2011).


Cati Couteau :

- "Mafrouza, le choc filmique d’Emmanuelle Demoris n’est rien moins qu’un film-monde dont les thèmes et les espaces, loin d’être des îlots découpés selon un regard préconçu, livre le continuum d’une expérience autant de cinéma que d’humanité lumineuse, celle des gens de Mafrouza, dont l’art de l’oralité et la précarité flamboyante font raison à Pasolini qui savait que les bidonvilles recèlent les héros de la tradition."
(Texte de soutien de l’ACID).

Samuel Douhaire :

- "Ses films sont très ancrés dans la société égyptienne des années Moubarak (il y est notamment question de l'influence croissante des Frères musulmans), mais les sentiments qu'ils décrivent sont universels : la complexité des relations familiales, l'aspiration au bonheur, le droit à choisir sa vie. Chaque épisode peut se voir isolément, mais on suggère de découvrir Mafrouza dans l'ordre chronologique. Pour mieux apprécier le parcours et l'évolution des protagonistes, y compris dans leur rapport avec la caméra. Ou comment la méfiance initiale se transforme, avec des hauts et des bas, en une amitié complice puis en une vraie tristesse au moment des adieux..."
(Télérama, 18 juin 2011).

Jacques Mandelbaum :

- "Un tombeau poétique, une prophétie politique, un film d'amour. On pense, naturellement, à un pendant documentaire de l'oeuvre du grand cinéaste égyptien Youssef Chahine. On pense, plus encore, à deux références contemporaines, dont Mafrouza partage la préoccupation morale, l'engagement sur le long terme, l'enjeu esthétique. La série cinématographique du Portugais Pedro Costa sur les laissés-pour-compte du bidonville de Fontainhas (Ossos, 1997 ; Dans la chambre de Wanda, 2000 ; En avant jeunesse !, 2006). Le monument du Chinois Wang Bing consacré à la perdition des ouvriers victimes du démantèlement d'un complexe industriel (A l'ouest des rails, 2003). A leur suite, Mafrouza imprime la vraie légende des parias de notre temps."
(Le Monde, 14 juin 2011).


Serge Kaganski :

- "Le quartier de Mafrouza est un lieu de cinéma en soi : lacis de ruelles étroites (le travelling avant dans ces coursives labyrinthiques est la figure esthétique qui scande les films), constructions en mauvais matériaux et tôle ondulée, pièces troglodytes, dépôt d’ordures à ciel ouvert, ânes, moutons, poules, le tout souligné par les musiques arabes, le son des téléviseurs ou le chant des muezzins.
Une symphonie vivante de bruits et de couleurs, c’est le premier effet global de ces films.
En entrant un peu plus dedans se dessinent les personnages. Hassan, le voyou-glandeur sympathique sorti de chez Pasolini, par ailleurs étonnant poète-rappeur à l’égyptienne.
Abu Hosny, vieil homme solitaire dont le taudis est toujours inondé.
Un couple qui attend un bébé. Un autre qui pense à divorcer.
Mohamed Khattab, l’épicier-imam de la mosquée locale en conflit avec les intégristes.
Des femmes qui parlent de leur condition… et de leurs films et feuilletons préférés.
S’élabore au fil des films une puissante fresque humaine et sociale, captée avant 2007 et la destruction du bidonville, contrastant avec les 40 milliards amassés par Moubarak au cours de son règne prédateur, éclairant de l’intérieur les ferments qui ont conduit aux révolutions égyptienne et arabes."
(les Inrocks, 14 juin 2011).

Philippe Azouri :

- "Emmanuelle Demoris ne court pas après le sujet, la bonne histoire : tout l’intéresse et rien ne la dérange. Si quelqu’un passe devant la caméra pendant qu’elle filme, elle ne coupe pas. Si quelqu’un s’interrompt en plein récit et lui propose une cigarette, elle l’accepte et elle la fume. Et garde ce geste au montage. On est là, avec elle, touchés par ce temps doux, où chaque prise correspond à une ou deux clopes partagées. Si bien que ces douze heures dans les sillons du dénuement, cette nécropole peuplée de grands vivants, ont une valeur politique inestimable."
(Libération, 15 juin 2011).

Marjolaine Jarry :

- "Un projet hors norme où le temps s’étire pour mieux faire durer le présent. Un film-monde qui nous fait découvrir chaque venelle d’un bidonville égyptien. Une saga, tissée de chansons et d’histoires, qui parle de liberté… Le documentaire d’Emmanuelle Demoris est tout cela à la fois. Cette fresque en cinq volets (qui peuvent se voir indépendamment les uns des autres) nous emmène à la rencontre des habitants de Mafrouza, un bidonville d’Alexandrie, aujourd’hui rasé. Vous craignez la peinture misérabiliste ? Rassurez-vous, ce film-fleuve dynamite toutes espèces de clichés. Bien sûr, le quotidien est souvent un combat à Mafrouza, mais dans ce monde de bric et de broc, il n’est pas interdit de se bricoler la vie que l’on désire. On sort plus forts de cette rencontre inattendue, avec une envie, soufflée par les habitants de Mafrouza : réinventer le réel."
(Le Nouvel Observateur, 15 juin 2011).

Olivier Barlet :

- "Ce bidonville de Mafrouza, aujourd'hui détruit tandis que les
habitants ont été relogés dans des HLM à 15 km de la ville, dans une zone à la fois désertique et industrielle, est comme tant d'autres endroits de la planète que le cinéma peut nous rendre proches s'il accepte d'en intégrer l'opacité pour en révéler l'énergie créatrice, c'est-à-dire de ne pas filtrer la réalité à l'aune de notre seule compassion ou compréhension : un lieu qui nous apprend à vivre le chaos du monde."
(Africultures, 6 juin 2011).



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6 commentaires:

  1. vous êtes mon guide ou plutôt mon donneur de mauvaise conscience à moi qui ait totalement perdu l'habitude du cinéma

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  2. J'espère que cette cinéaste est retournée récemment en Egypte : voir comment ce qu'elle a filmé a pu produire des ferments révolutionnaires.

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  3. La photo des oiseaux en tête de votre blog semble illustrer ces films...c'est ce que je me suis dit en revenant vous lire aujourd'hui.

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  4. Quand je termine un de tes articles, je ne peux pas m'empêcher de penser que je "dois" voir (ou lire...) absolument ce dont tu parles !

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  5. "Vivre le chaos du monde" (Olivier Barlet) - merci, JEA, d'y mettre à chaque fois un peu de sens, un peu, beaucoup...

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  6. Oh la nuit, le coeur, que faire, la main du papillon, les paraboles... des films pour nous aider à être au monde, voilà le vrai sens de la culture.
    Mafrouza, je n'oublie pas, merci JEA pour la trouvaille !

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