MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

lundi 25 mars 2013

P. 237. Mars 1917 : front de Picardie. Georges Duhamel et la mort du poilu Armand Branche.


.


Georges Duhamel,
Vie des martyrs et autres récits des temps de guerre,
Vie des martyrs, Civilisation, Les Sept Dernières Plaies

suivis de Quatre ballades et Georges et Blanche - Dialogue 1915
,
Préface de Jean-Jacques Becker,
Ed. omnibus, 2005, 752 p.

4e de couverture

- "Récits de guerre, récits de compassion. Georges Duhamel, médecin au front pendant la Grande Guerre, vécut en cette qualité " l'envers de l'enfer ". Il nous livre ici avec simplicité de saisissants portraits des innombrables blessés de tous types que le premier conflit des temps modernes engendra. " Sous leurs pansements, il y a des plaies que vous ne pouvez imaginer. Au fond des plaies, au fond de la chair mutilée, s'agite et s'exalte une âme extraordinaire, furtive, qui ne se manifeste pas aisément, qui s'exprime avec candeur, mais que je souhaiterais tant vous faire entendre. " (Vies des martyrs). Et nous, lecteurs d'aujourd'hui, prêtons une oreille attentive aux maux de ces hommes, à travers la lecture de ces textes pudiques et fiers Tandis que se pose une nouvelle fois la lancinante question : comment ont-ils tenu ? Ce témoignage d'un grand écrivain où se mêlent tous les courages et les ridicules d'un quotidien d'exception est enrichi d'un choix inédit de 50 lettres échangées entre Georges Duhamel et son épouse Blanche Albane de juin à octobre 1915. Elles apportent comme l'esquisse d'une réponse."

Présentation de l’édition en poche de Vie des Martyrs


- "Août 1914, la guerre commence. Pendant quatre ans, elle lèvera un lourd tribut : 1.500.000 morts et un nombre énorme de mutilés. « Il n'est pas une ville française jusqu'où ne viennent saigner les blessures ouvertes sur le champ de bataille. Pas une ville française qui n'ait assumé le devoir de soulager une part de cette souffrance », écrit Georges Duhamel. Mais suffit-il de panser, de guérir, pour éteindre la dette contractée envers ces hommes ? Ceux qui voient les blessés bordés dans des lits blancs, jouant aux cartes et se reprenant à vivre, savent-ils tout ce que cachent de douleur leurs pansements immaculés ou d'abnégation leurs sourires et leurs plaisanteries ? Engagé volontaire dès les premiers jours, chirurgien militaire, Georges Duhamel assiste au long supplice que tous subissent et dont seulement quelques-uns triomphent, pour en demeurer à jamais marqués."


Brancardiers dans une tranchée du front de Verdun (Arch. JEA/DR).

Mars 1917. Georges Duhamel est attaché à l'ambulance de Ressons-sur-Matz (commune de l'Oise, sur le front de Picardie). Il est médecin responsable de la baraque II. Parmi "ses" blessés graves : Armand Branche atteint par trois balles de mitrailleuse. L'une a percé la gorge, une seconde la poitrine et la dernière brisa la cuisse droite.

Duhamel et la mort d'Armand Branche :
- "J'ai mon opinion faite et, si elle ne ressemble pas à la vôtre, ça m'est parfaitement égal. Car maintenant, maintenant, tout m'est égal !"
(1).

Un poilu est venu saluer Armand Branche. Le médecin militaire reconduit le visiteur hors de l'ambulance. Et entend ce récit :


- "Un matin, l'adjudant nous a fait sortir pour garnir la tranchée (...). J'étais à côté de Branche, debout devant la banquette. En face de nous, il y avait des espèces de degrés dans la terre, et, au bord de la tranchée, un petit monte-à-regret, un parapet, quoi. Les arbres du bord de la route étaient restés à peu près debout. C'étaient des pommiers. Leurs racines avaient dû être coupées d'un côté quand on avait creusé. Il y en avait une grosse qui sortait, comme un moignon tout frais, tout humide, devant moi. C'est ça que je regardais quand, tout à coup, je vois Branche se précipiter sur la banquette, et, de là, sur les marches de terre. En une seconde, il était sur le monte-à-regret (...).
Je jetai un cri qui était peut-être bien un juron. Branche se retourna, mit un doigt sur ses lèvres, et fit un pas en avant (...). Les bonshommes qui étaient dans la tranchée regardaient avec des yeux de bestiaux. Ils allaient se mettre à crier, mais Branche parla (...).
Sa voix était grêle, grêle : elle tombait dans l'espace éblouissant du matin comme une menue pierre dans un lac profond. Il criait des choses comme ça :
- "Vous ! Vous, là-bas ! Ecoutez ! Vous n'êtes pas chez vous. Que faites-vous, ici ? On vous a trompés ! Allez-vous-en et tout sera fini ! Allez-vous-en et nous vivrons en paix tous ensemble, vous serez heureux et nous aussi !"
J'étais stupéfait ! Je crois bien que j'étais désespéré (...). Branche a encore avancé d'un pas, et, enflant sa voix, il répétait :
- "On vous a trompés ! Allez-vous-en, et tout sera fini !"
A ce moment, dans la tranchée, retentit la grosse voix zézayante de l'adjudant. Il hurlait :
- "Branche ! Animal ! Branche ! Allez-vous descendre, je vous dis ! Bon Dieu de tonnerre de Branche ! "
Il n'en dit pas plus, car Branche venait de tomber. Top, top... Top, top, top. On perçut, dans le silence, les pétillements d'une mitrailleuse, comme un moteur qui a des ratés.
Branche tomba en arrière. Je n'eus qu'à sortir le bras pour l'accrocher par sa capote. Une seconde après, il était couché sur la banquette, la cuisse cassée, un trou dans le téton droit et le cou plein de sang. Il me regardait d'un oeil grave, élargi. Il avait l'air d'un homme qui n'a plus rien à dire et qui ne dira jamais plus rien." (2).


1916. Salle d'opération du Groupement Bazelaine (Arch. JEA/DR).

Le lendemain, Georges Duhamel prit ces notes :


- "J'entendis crier, dans l'allée qui longeait la baraque. C'étaient les journaux. Je courus dehors et saisis au vol une des feuilles moites. Il y avait écrit en grosses lettres : La Retraite allemande au nord de Lassigny (3).
Je revins au lit de Branche. Il n'était pas mort. Je fis, pour le ranimer, tout ce que l'on peut faire, tout ce que les hommes savent faire.
Il ouvrit les yeux et, une fois encore, me montra son beau regard. Alors, à deux mains, je déployai devant lui le journal où se lisait la phrase merveilleuse, et je dis, je criai :
- "Vois-tu ? Peux-tu voir ? Peux-tu lire ?"
Il fit "oui" de la tête. Il fit surtout un sourire tellement heureux, tellement confiant, que j'eus peine à retenir mes larmes (...). Je me rappelle seulement que, quand Branche expira, j'avais pris ses deux mains dans les miennes et que je lui disais :
- "Merci ! Merci !" (4).

NOTES

(1) Les Sept dernières Plaies. Elévation et mort d'Armand Branche. P. 475.

(2) PP 489 à 491.

(3) Philippe Boulanger :

- "A partir du 20 mars 1917, cet espace de guerre dans lequel les armées se sont durablement organisées change de localisation. En mars 1917, les troupes allemandes effectuent un repli jusqu’à la ligne Hindenburg située à 40 kilomètres vers l’est. Le canton de Lassigny cesse de devenir une position avancée dans la guerre. Dès la mi mars, ce repli allemand débute à la surprise des patrouilles de reconnaissance françaises qui occupent les avant postes allemands abandonnés. Le 21 mars, la troisième armée française reçoit l’ordre de préparer l’occupation de la région abandonnée et de s’installer sur la ligne de la vallée de Bray-Saint-Christophe, canal Crozat, basse vallée de Concy. Dans leur retraite, les troupes allemandes qui tendent à réduire la dimension de leur front, procèdent à des destructions importantes et à la tactique de la « terre brûlée ». Les villages de Guy, Lagny et Candor, entre autres, qui accueillaient les unités au repos et les postes de commandements, font l’objet de destructions systématiques, tout comme les champs d’arbres fruitiers, détruits à la dynamite."
(Le paysage de guerre dans le canton de Lassigny (Oise), Ruralia).

(4) P. 494.

NB : Cette page est dédicacée à Colo suite à son évocation de Georges Duhamel dans ses Espaces et ses Instants. Cliquer : ICI.


Poilu blessé à la tête. Pansé sommairement, il se rend lui-même dans un poste de secours à l'arrière des tranchées (Arch. JEA/DR).

7 commentaires:

  1. Terrible. Quelle force dans ce témoignage, quelle émotion aussi.
    Douceur des temps de paix - même s'il faut s'y battre sur d'autres fronts.

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  2. Devant tant d'horreurs et tant de courage aussi, le silence..., celui du recueillement...

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  3. lire ces écrits de guerre en parallèle à ceux de Genevoix

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  4. Cris du corps et de l'âme....quel cris terribles!

    Merci pour le lien vers mon blog JEA bien qu l'extrait que j'y ai mis soit d'un genre si différent.

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  5. Satanée guerre en général et celle-ci en particulier; et tous ces témoignages qui donnent la nausée. surtout ne pas oublier ces paroles sanglantes de poilus; alors qu'ils ne sont plus là pour témoigner, lorsqu'ils en sont revenus.

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  6. L'art de raconter la terrible Histoire à travers l'histoire particulière.
    Merci pour cet extrait.

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