MO(T)SAIQUES 2

"Et vers midi
Des gens se réjouiront d'être réunis là
Qui ne se seront jamais connus et qui ne savent
Les uns des autres que ceci : qu'il faudra s'habiller
Comme pour une fête et aller dans la nuit ..."

Milosz

jeudi 26 mai 2011

P. 38. Mai 1877 : "Le Seignelay" devant Tahiti...

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Paul-Emile Lafontaine,
Campagne des mers du Sud,
Texte inédit,
Edition établie, préfacée et annotée par Dominique Delord,
le Temps retrouvé,
Mercvre de France,
2006, 456 p.

Mercvre de France :

- "Paul-Emile Lafontaine est né en 1829 à Nieul, près de la Rochelle. Il commence sa carrière comme mousse en 1844 dans la marine marchande, sur le Ville de Bordeaux, gravit les échelons et, à partir de 1850, effectue divers voyages au long cours en Amérique du sud et du nord, en Asie, en Afrique, et dans la Méditerranée. Son port d'attache est Rochefort.
Il a rédigé La Campagne des mers du sud alors qu’il était officier sur Le Seignelay. Ce croiseur a navigué pendant quatre ans dans le Pacifique (qu'on appelait encore les « mers du sud »), de la Terre de Feu à San Francisco. Si ce navire a fait de longues stations au Chili et au Pérou, c'est surtout l'Océanie qu'il a sillonnée: Ile de Pâques, Tahiti, Futuna, Samoa...
Ce texte est une mine de renseignements et d'anecdotes pris sur le vif sur l'histoire des pays et des hommes rencontrés : Lafontaine est aux premières loges pour observer le développement enfiévré du Chili, le sort de l'Ile de Pâques, la prise de possession réussie de Tahiti ou de Futuna par la France... Républicain convaincu (ce qui n'était pas si évident dans une Troisième République présidée par Mac-Mahon), il est résolument anticlérical, et la complaisance, voire la complicité, de la marine française et des religieux en Océanie le fait grincer des dents. Son récit est également passionnant d'un point de vue ethnologique et sociologique : à Tahiti, les fêtes de la reine Pomaré – dont le fils va abandonner Tahiti à la France en 1880, sont bien séduisantes, alors qu'est tragique la vie misérable des indiens de Terre de Feu, et impressionnante la dépouille du conquistador Pizzaro à Lima. Certaines scènes sont aussi parfois cruellement cocasses – Offenbach et Labiche ne sont pas loin quand Lafontaine décrit les fêtes somptueuses organisées par le Seignelay pour impressionner les chefs de tribu.
Lafontaine est mort en 1887, à Rochefort, miné par les fièvres rapportées de ses voyages. Le manuscrit original visiblement préparé par l’auteur dans l’espoir d’une publication n’a jamais été édité."

Dominique Delord :

- "Le 17 décembre 1875, le Seignelay quitte Toulon pour rejoindre la Division du Pacifique, avec à son bord un lieutenant de vaisseau, Paul-Émile Lafontaine [1829-1887]. Durant quarante mois de campagne, le croiseur naviguera de la Terre de Feu à San Francisco […] jetant l'ancre dans la myriade des îles de la Polynésie, dont l'île de Pâques. De retour en France, Lafontaine racontera cette Campagne des mers du Sud, dont les cinq cahiers viennent seulement de sortir de l'ombre.
Lafontaine fut aux premières loges pour observer […] le sort mélancolique de l'île de Pâques ou la déliquescence de Tahiti. La mission du Seignelay reflétait une des orientations majeures de la Troisième République : des expéditions de colonisation s'appuyant sur une meilleure connaissance de la géographie et des cultures étrangères.
Bon observateur sans prétentions, volontiers sarcastique, le républicain Lafontaine vit cette campagne avec lucidité, mais elle est aussi pour lui une aventure personnelle. Comment ne pas imaginer l'enthousiasme de Lafontaine, quand on lui confie une exploration de l'île de Pâques ? […]
Après d'autres campagnes, Lafontaine finira modestement sa carrière au port de Rochefort, puis comme trésorier des Invalides à La Rochelle, où il est mort en 1887. On ne connaît de lui d'autre texte qu'un amusant vaudeville joué sur le Seignelay."
(Nouvelle Revue Française, n° 576, janvier 2006, pp. 332-333).

Voici pour les présentations "officielles". Les extraits qui vont suivre, induisent à tout le moins quelques nuances. La "colonisation" ainsi décrite se limite à une sorte de dolce vita sans grandes préoccupations culturelles. Les relations avec les populations semblent s'incrire dans une réelle superficialité condescendante. Le protectorat français et l'humanisme ne se parlent que du bout des lèvres... 

Carte de "Taïti", 1843 (DR).

Paul-Emile Lafontaine :
"L'Ile enchantée de Tahiti"

- "Nous vîmes d'abord dans le sud-est la presqu'île de Taiarapu, séparée du massif le plus important par un isthme de 2 200 mètres de large, et dont la plus grande hauteur est de 14 mètres au-dessus du niveau de la mer (point où a été bâti le port de Tarano).
Bientôt nous pûmes admirer la magnifique vallée de Papenoa, avec son cours d'eau, le plus important de toute l'île, et sa magnifique végétation de goyaviers, cocotiers, filaos, pandanus, bananiers, arbres à pain, etc., puis la pointe Vénus, joli plateau célèbre pour le débarquement du capitaine Cook (1). Sur cette pointe il a été construit un phare (...).
C'est à partir de la pointe Vénus que commence la ceinture de récifs qui fait presque le tour de l'île, et en dedans de laquelle se trouve un chenal profond, mais parfois si étroit qu'une embarcation peut à peine y passer. D'autres fois ce chenal s'élargit assez pour former de superbes ports, tels ceux de Papeete et de Papeurii. Plusieurs coupures dans le récif donnent accès à ces différents ports.
Après avoir passé la pointe de Vénus, on voit l'île Moorea, cette soeur de Tahiti, placée presque en face de la baie de Papeete, à une distance de 8 milles, dans l'ouest-nord-ouest.
Un des plus beaux spectacles de Tahiti, c'est de voir le soleil se coucher derrière Moorea. Il semble alors que tout l'horizon soit en feu, lorsque l'astre radieux disparaît derrière les montagnes si capricieusement découpées de cette île.
(...)
Cette baie de Papeete est vraiment admirable avec la ville en amphithéâtre s'étendant sur la plus grande partie du contour de la baie. Ses maisons blanches se mirent dans les eaux de la mer tranquille, où elles se reflètent comme dans un miroir, et quelques flèches de clochers et de monuments surgissant d'un massif de verdure complètent l'aspect de Papeete, lorsque l'on vient de la mer. Sur la gauche en entrant est l'arsenal de Faré-uté, dont les nombreux cocotiers agitent leur panache sous l'effort de la brise, et au centre de la baie, sortant du sein des eaux, un délicieux bouquet de fleurs : c'est l'île Motu-ita ! Un îlot minuscule où la reine Pomaré (2) avait établi il y a une vingtaine d'années sa résidence d'été."
(PP. 238-239).

"Notre existence à Papeete" :

- "Notre service sur la rade de Papeete étant très peu astreignant, nous prîmes le parti pour la plupart de louer des cases à terre. Cela nous permettait d'aller dès le matin prendre des bains soit au cercle, soit à la Fata-Hua, ou à Piré, ou ailleurs. Car à Papeete on trouve à se baigner de tous côtés et toujours dans une eau courante et limpide.
Après le bain, on faisait une longue course dans la campagne, et on rentrait à bord pour déjeuner. A onze heures, on retournait à la case y faire la sieste, pendant les heures trop chaudes de la journée, et le soir, après le bain, on allait au cercle attendre l'heure du dîner qui avait lieu à six heures. Après on retournait au cercle jusqu'à dix heures ou bien on allait courir les hyménés (sortes de concerts vocaux que donnent plusieurs fois la semaine les jeunes gens des deux sexes dans les districts voisins de Papeete). Puis vers onze heures du soir on allait dormir dans sa case, portes et fenêtres ouvertes, n'ayant que sa moustiquaire pour se garantir du froid, des animaux nuisibles, et des voleurs.
Disons qu'à Tahiti, il n'y a ni voleur, ni bête malfaisante, ni température obligeant les Européens à se couvrir. Il n'en est pas tout à fait de même pour les habitants, qui grelottent toutes les nuits pendant les mois de juillet et d'août, qui sont les mois d'hiver du pays."
(PP. 243-244).

Montagnes de Tahiti peintes par Gauguin en 1891 (DR).

Le 25 mai, "Fête canaque" :

- "Je ne m'arrêterai pas à décrire les splendeurs d'ornementation de cette table canaque, c'était une féérie ! Il y avait des arbres entiers entrelacés de fleurs, qui figuraient des bouquets sur la table (...). Vraiment il faut reconnaître que les Canaques sont d'habiles metteurs en scène et de grands artistes décorateurs.
Notre table, placée sur une estrade à l'un des bouts de la salle et protégée par une balustrade, dominait les choeurs, qui étaient allés s'asseoir dans les herbes sèches (...). Aussitôt que nous eûmes tous pris place, les jeunes filles se levèrent et vinrent se placer debour en cercle, autour de la table.
Là, entonant un himéné, elles placèrent sur la tête de chacun d'entre nous une couronne de fleurs; puis elles retournèrent à leur place et continuèrent à chanter pendant tout le repas.
(...)
Comme nous n'avions pas laissé chanter les malheureux Canaques pendant deux heures sans les rafraîchir un peu, trop, peut-être ? il s'en suivit que les danses commençaient à tourner un peu à la houpa-houpa, danse essentiellement canaque, mais prohibée par le gouverneur Michaux (3). Alors intervint le mutoÿe, représentant de l'autorité, qui est l'hôte indispensable de toute réunion (comme chez nous le sergent de ville), et il intima aux Canaques l'ordre de cesser leurs danses; il va sans dire qu'ils s'y conformèrent aussitôt.
(...)
Le lendemain de cette petite fête un de nos matelots nommé Husquellec mourait à l'hôpital du tétanos, qui lui était venu à la suite d'une légère blessure au petit doigt de la main.
C'était le premier décès de la campagne, cela nous attrista un peu, mais fut bien vite oublié dans le tourbillon des plaisirs océaniens dans cette île Tahiti, où le fleuve Oubli semble prendre sa source."
(PP. 250 à 252).

La reine Pomaré IV (DR).

"Voyage à Moorea avec la reine Pomaré" :

- "Nous eûmes l'honneur, ou la corvée, d'aller conduire la reine Pomaré à l'une de ses propriétés, sur l'ïle Moorea; elle était accompagnée de son fils Tamatoa et de la princesse Moë, femme de ce dernier. Plus tout le personnel de sa cour, interprètes et dames d'honneur ou suivantes.
Pomaré est toujours suivie d'une jeune fille, portant un petit coffret, qui ne la laisse pas plus que son ombre. Cette précieuse cassette contient... les feuilles de pandanus et le tabac dont la jeune Huahinée fait continuellement des cigarettes pour sa vieille souveraine, qui ne cesse de fumer que pour dormir; car elle fume même pendant ses repas.
(...)
Pomaré parle très peu, et c'est toujours en langue canaque. On dit pourtant qu'elle connaît très bien le français et l'anglais, mais je crois que cela est un peu exagéré, car elle ne dit jamais un seul mot de français et cherche quelques fois à se faire comprendre en anglais - quoiqu'elle ne le parle pas purement.
(...)
Nous présentâmes nos salutations à Sa Majesté, et nous allâmes terminer la soirée avec le prince Tamatoa, qui depuis longtemps nous faisait des signes désespérés, nous montrant des cigares de La Havane et de la bière de San Francisco.
Le lendemain, nous revînmes à Papeete, où l'existence était encore plus agréable qu'à Moorea."
(PP. 268 à 270).

NOTES :

(1) James Cook (1728-1779). A bord de l'Endeavour et après avoir franchi le cap Horn, atteint l'île le 13 avril 1769.

(2) Aimata Pomare IV Vahine-o Ounuatera'itua (1813-1877). Reine de Tahiti dès 1827 et jusqu'à sa mort. Sous son règne, les Français l'emportèrent sur les Anglais, eux aussi soucieux de placer cette île dans leur sphère d'intérêts.

(3) Tahiti étant sous protectorat français, gouverneur de l'île depuis avril 1876.

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25 commentaires:

  1. ah un livre de marin ! ce dans quoi j'ai grandi.
    Pour le jugement sur les colons, il était de passage et reçu ce qui distord forcément les choses.
    Il y avait certainement bien plus, et sans doute en bonne partie en pire, que ce qui lui a été montré

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  2. @ Sarkozy était le seul chef d'Etat étranger à avoir fait le déplacement pour le jour de l'investiture présidentille consacrant Ouattaré à la tête du Gabon, et il a même quitté (d'après Le Canard enchaîné) la cérémonie avant la fin pour aller rendre visite aux Français expatriés.

    La France éternelle est toujours vivante à l'étranger (mais un peu malmenée aux USA...).

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  3. @ brigetoun

    ce livre peut suivre le même itinéraire que celui des Champs Elysées...

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  4. @ Dominique Hasselmann

    non seulement Blogspot multiplie les obstacles pour déposer ou pour répondre aux commentaires
    mais serait-ce une escalade : toujours plus fort, avec votre remarque qui ne serait pas destinée à ces mo(t)saïques 2 ?

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  5. Un livre comme un bateau (bon le jeu de mots bateau-livre est un peu facile, mais pourquoi se priver d'un sourire), pour un embarquement immédiat vers l'aventure, le rêve, les découvertes... Merci

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  6. Je retiens les merveilleuses couleurs de Gauguin

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  7. @ le blög d'Otli

    du côté de Charleville, les bateaux (l)ivres remontent à la source des voyelles...

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  8. @ Gérard Méry

    quelle traversée de Pont-Aven à Tahiti...

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  9. C'est très râlant en effet JEA, même chose chez Euterpe, chez moi... mais je vais m'obstiner.

    Oh que j'aimerais voir une dessin, un tableau de cette féérique table canaque!

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  10. @ colo

    Danièle Duteil est également prise au piège. Nous allons pouvoir fonder une Avicogo...
    Amicale des victimes du compte Google...

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  11. Je VEUX ce livre !
    Je me suis intéressée un temps au journal d'un marin qui voguait sur La Magicienne à la même époque et à peu près dans les mêmes euax, je me demande s'il n'a pas cité Le Seignelay dans son journal. Il parlait aussi de la reine Pomaré.
    Je le VEUX je le VEUX ! ! !

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  12. Quel beau voyage. Vous nous faites rèver. Mais les conditions de vie sur les Iles sont-elles aussi paradisiaques ?
    Beau tableau de Paul Gauguin. Merci.
    Liberté

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  13. Le Seignelay quitte Toulon... Ah j'y suis, je le regarde quitter la baie.
    La traversée en navette Mistral entre Toulon et La Seyne sur Mer réveille toujours des rêves de grande partance.

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  14. @ madame de Keravel

    "La Magicienne" figure effectivement dans le Deuxième volume : 15 juin 1976 - 6 avril 1877. Chapitre XVIII : "Arrivée de la Magicienne. M. Pinart" (P. 190).
    Mais pas plus de trois pages. Avec mention de la composition de l'état-major de cette frégate.

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  15. @ Liberté

    Et merci pour votre indéfectible fidélité à ce blog...

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  16. @ Tania

    Contraint à zigzaguer dans les profils incertains de blogspot pour parvernir à vous répondre, je renonce à tenter de placer ici un lien avec vos textes et prétextes où vous offrez une visite guidée transformant un musée de Toulon en un coffre aux mille et un trésors...

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  17. prendre un livre pour prendre la mer !

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  18. @ Lautreje

    Un livre, comme une mer réduite.
    Une mer, comme une bibliothèque surdimentionnée...

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  19. Le dernier livre de marin lu c'était sur une femme, qui attend son marin de mari (ou l'inverse????)

    Un très bon livre:

    Anna Enquist, le retour.

    BON WEEKEND

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  20. ...oui l'art n'a pas de frontière

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  21. @ Le Journal de Chys

    chouette,
    avec vous, blogspot n'ose pas se montrer sous un mauvais jour ?
    ne vous empoisonnant pas les commentaires avec des obstacles nullement virtuels mais un peu trop réels...

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  22. @ Gérard Méry

    ...les barbares non plus, même s'ils s'en réclament pour mieux les fermer aux autres et élargir les leurs
    voir le TPI

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  23. Merci pour l'hommage à une femme : la reine Pomaré IV......qui fume ! Je ne m'étais jamais représenté une reine fumeuse à la chaîne, c'est surprenant !

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  24. @ Euterpe

    Hélas, Degas n'a jamais peint de portrait, ni de copie de portrait de cette reine...

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  25. J'aime bien l'histoire de cette drôle de reine et les traits de son visage en imposent.

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